Jean Ramirez, vice-président de la Fédération du BTP Drôme Ardèche (FFB) et président de Hythlodée, partage son expérience sur l’adoption de l’intelligence artificielle (IA) dans le secteur du bâtiment. Dans cet entretien, il revient sur la structuration des données, la conduite du changement et les cas d’usage concrets qui transforment progressivement le BTP.
Une approche pragmatique de l’IA dans le bâtiment
Jean Ramirez commence par présenter son groupe, Hythlodée, qui détient quatre sociétés spécialisées dans le génie climatique, électrique, l’hydrothérapie et l’informatique. « Nous avons sous cette holding Largier Technologie, qui intervient dans le génie climatique, plomberie, chauffage. Electro Industrie complète cette activité avec le génie électrique. Nous avons aussi Somethy Technologie, qui fabrique du matériel d’hydrothérapie et enfin Altup Conseil, notre compagnie de services informatiques. »
L’IA s’intègre progressivement à ces domaines pour améliorer la gestion des données, optimiser la prise de décision et automatiser certaines tâches. Jean Ramirez souligne que son groupe a amorcé sa transition numérique bien avant l’arrivée de l’IA générative. « Nous sommes digitalisés depuis longtemps. Aujourd’hui, nous nous servons de ces bases pour exploiter les capacités de l’IA. »
La création du groupe de travail IA en 2018 à la FFB
Ils ont commencé à s’intéresser à l’intelligence artificielle en 2018, suite à la publication du rapport Villani. Ce document, qui abordait les impacts de l’IA sur l’économie et la société, n’évoquait pourtant pas le secteur du bâtiment. « Nous avons été surpris qu’aucune ligne ne soit consacrée à notre filière ». Face à cet oubli, la Fédération a décidé de fonder un groupe de travail dédié à l’IA afin d’évaluer les implications et les opportunités pour le bâtiment.
Depuis sa création, ce groupe a publié quatre rapports qui visent à acculturer les professionnels, à identifier les leviers d’innovation et à accompagner les entreprises dans l’adoption de l’IA. « La première étape a été de comprendre les technologies et de distinguer ce qui relève réellement de l’IA par rapport aux solutions informatiques classiques ».
Les leviers de financement et l’accompagnement par la BPI
Un des leviers majeurs pour la transition numérique des entreprises du bâtiment repose sur l’accompagnement de la Banque Publique d’Investissement (BPI). Le programme BoosterIA offre une aide financière et technique aux entreprises souhaitant structurer leurs données et intégrer des outils d’intelligence artificielle. « Nous avons poussé ce dispositif au niveau national afin d’encourager nos adhérents à en bénéficier ».
Le programme se déroule en plusieurs phases : une première phase d’acculturation en ligne, suivie d’un diagnostic réalisé par un expert accrédité par la BPI. Cet expert analyse les données de l’entreprise, identifie les cas d’usage pertinents et propose des solutions adaptées. À ce jour, plus de 400 entreprises ont intégré le programme, et la Fédération continue d’inciter ses adhérents à s’engager dans cette démarche. « L’objectif est d’aider les entreprises à franchir le premier pas et à comprendre comment l’IA peut optimiser leurs processus ».
Les retours des entreprises ayant bénéficié de ces initiatives sont positifs. Certaines ont réussi à automatiser des actions répétitives, comme la rédaction de rapports ou la gestion des appels d’offres, libérant ainsi du temps pour des missions à plus forte valeur ajoutée. « L’IA ne remplace pas l’humain, elle l’accompagne en simplifiant les tâches complexes ».
L’expérience dans ses entreprises : les cas d’usage
Un des premiers défis du groupe a été d’organiser et structurer les données. « C’est le carburant de l’IA. Il faut partir du principe que tout peut être structuré, du fichier archivé dans une boîte métallique aux bases de données numériques. »
Grâce à un travail de fond sur la digitalisation des documents, le groupe a pu progressivement mettre en place des solutions d’IA capables de rechercher, analyser et exploiter ces informations. « Nous avons vectorisé nos bases de données et implémenté un moteur de recherche interne pour interroger nos documents techniques et nos bases de connaissances. »
Un des premiers cas d’usage concrets de l’IA au sein du groupe a été l’automatisation des rapports d’intervention des techniciens. « Avant, nos techniciens saisissaient leurs rapports à la main, souvent avec des fautes et des formulations approximatives. Derrière, une relecture humaine était nécessaire avant l’envoi au client ». Avec l’IA, ce processus a été automatisé. « Désormais, les techniciens dictent leurs interventions, l’IA reformule proprement et le rapport est généré instantanément. Le client reçoit immédiatement un document structuré et lisible. » Cette automatisation a permis de réduire les délais et de libérer du temps pour les employés du back-office.
Le groupe a également mis en place des outils basés sur l’IA pour analyser les contrats et les appels d’offres. « Analyser un appel d’offres prend du temps. Les pénalités, les garanties sont souvent disséminées sur plusieurs dizaines de pages. Nous avons créé logiciel d’IA qui extrait ces informations clés et les synthétise. ». Ce gain de temps a un impact direct sur la productivité et permet de limiter les risques liés à la méconnaissance de certaines clauses contractuelles.
Vers une IA métier intégrée
L’objectif du groupe est désormais de développer une IA spécifique aux besoins internes. « Nous avons plus de 12 000 pages de documentation technique et un historique de 20 000 devis. L’idée est de pouvoir interroger directement cette base de données avec un assistant virtuel. »
Cette IA permettra de répondre aux questions des techniciens sur le terrain et d’accélérer la gestion des dossiers. « Aujourd’hui, un technicien doit aller chercher l’information dans différents systèmes. Demain, il pourra simplement poser une question en langage naturel et obtenir la solution immédiatement. »
Un des projets majeurs en cours d’implémentation concerne la transformation des cahiers des charges client en codes articles directement exploitables par leurs logiciels internes. Cette tâche, qui mobilise aujourd’hui des ingénieurs et techniciens spécialisés, représente un coût annuel de 200 000 euros. « Le processus actuel repose sur la lecture et l’interprétation manuelle des cahiers des charges, ce qui prend un temps considérable ». L’objectif est de développer une intelligence artificielle capable d’analyser ces documents et d’extraire les informations nécessaires afin de générer automatiquement des codes articles adaptés aux systèmes de gestion. « Si nous parvenons à automatiser ne serait-ce que 20 % de cette tâche, cela représenterait une économie significative et une amélioration en termes de rapidité et de fiabilité ». Ce projet illustre parfaitement l’impact potentiel de l’IA dans le secteur du BTP en allégeant la charge de travail et en améliorant la productivité des équipes.
Conduite du changement et adoption par les équipes
L’un des points essentiels abordés par Jean Ramirez est la conduite du changement. « L’IA ne doit pas être imposée en topdown. Chaque projet doit être coconstruit avec les équipes. » Cette méthodologie a permis d’intégrer progressivement les outils d’IA sans générer de rejet. « Les techniciens eux-mêmes proposent des améliorations, comme la simplification de la saisie des heures ou l’optimisation des plannings. »
L’une des principales difficultés n’a pas été l’acceptation, mais plutôt la priorisation des projets. « Nos collaborateurs ont beaucoup d’idées et de besoins. Notre défi majeur est aujourd’hui de hiérarchiser ces demandes et d’implémenter les solutions les plus rentables rapidement. »
L’impact de l’IA sur l’emploi et l’organisation du travail
Interrogé sur l’impact de l’IA sur l’emploi, Jean Ramirez se veut pragmatique. « L’IA ne remplace pas les techniciens, elle les assiste. Dans notre secteur, la main-d’œuvre reste indispensable. Ce que l’IA permet, c’est d’éliminer les tâches sans valeur ajoutée. » Il prend l’exemple du temps gagné grâce à l’automatisation des rapports et de la revue des contrats. « Les collaborateurs peuvent se concentrer sur des tâches plus intéressantes et à forte valeur ajoutée. » Cependant, il reconnaît que l’arrivée massive de l’IA dans le monde du travail soulève des questions éthiques et sociétales. « La réflexion sur l’IA ne doit pas se limiter aux aspects techniques. Nous devons aussi nous interroger sur l’impact de ces technologies sur l’organisation du travail et sur la place de l’humain dans l’entreprise. »
Conseils pour les entreprises souhaitant adopter l’IA
Jean Ramirez insiste sur la nécessité de débuter par des cas d’usage concrets. « Le secret de l’action, c’est de s’y mettre. Il faut identifier un problème précis, mesurer les gains potentiels et commencer par un projet à faible coût et à fort retour sur investissement. »
Il recommande l’accompagnement par des experts et l’utilisation de dispositifs d’aide comme le BoosterIA de BPI. « Il est important d’être guidé pour éviter de partir dans toutes les directions et perdre du temps et de l’argent. »
L’expérience du groupe Hythlodée montre que l’intégration de l’IA dans le BTP est non seulement possible, mais aussi bénéfique. En structurant les données, en identifiant des cas d’usage opportuns et en impliquant les collaborateurs, les entreprises peuvent tirer parti de l’IA pour améliorer leur efficacité et leur compétitivité. Jean Ramirez conclut sur une note optimiste : « L’IA bien utilisée permet d’automatiser les tâches fastidieuses et de recentrer les équipes sur leur cœur de métier. C’est un levier de transformation qui, s’il est bien maîtrisé, peut apporter beaucoup aux entreprises du bâtiment. »