Entretien avec Yves Frérot, dirigeant d’HiperCom, sur l’intégration de l’IA dans l’entreprise

Propos recueillis par Pascale Caron

Yves Frérot est un entrepreneur français qui a fondé HiperCom, une société spécialisée dans le monitoring multicanal de l’activité promotionnelle des distributeurs.

Basée en Pologne, HiperCom opère dans plusieurs pays d’Europe de l’Est et de la CEI. Il est un expert en « Promotional Share of Voice » et dans le suivi des promotions imprimées sur des marchés comme la Russie, l’Ukraine, la Pologne, la Roumanie ou encore le Kazakhstan. Depuis plusieurs années, il a introduit l’intelligence artificielle (IA) au cœur de son entreprise.

 

Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de la création d’HiperCom ?

J’ai quitté la France en 1991 pour m’installer en Europe de l’Est, à une époque où la grande distribution commençait à se développer dans cette région. J’ai fondé un studio graphique pour produire les catalogues promotionnels que l’on distribuait dans les boîtes aux lettres, avec les fameuses photos de tranches de viande ou de conserves de petits pois. Cela a duré une dizaine d’années, et nous avons opéré en Russie, en Ukraine, au Kazakhstan, en Pologne, en Roumanie, en Hongrie, et même en Slovénie.

En 2009, la crise économique a frappé, et plusieurs entreprises de distribution ont commencé à rencontrer des difficultés financières. J’ai vite compris qu’il fallait pivoter pour demeurer pertinent. C’est ainsi que je me suis lancé dans la pige promotionnelle, un domaine qui me permettait de rester dans le secteur de la grande distribution tout en apportant une valeur ajoutée différente. Nous avons alors collecté toutes les promotions disponibles, qu’elles soient sous forme de catalogues papier ou en ligne, et nous les avons structurés dans une importante base de données. Nous avons pu proposer des analyses très précises aux distributeurs et aux marques, comme Coca-Cola, Nestlé, Mars ou L’Oréal, pour les aider à comprendre ce que faisaient leurs concurrents en termes de prix et de promotions.

Comment avez-vous introduit l’intelligence artificielle dans votre entreprise ?

J’ai commencé à intégrer l’IA chez Hipercom dès 2016. À l’époque, nous avons utilisé Google Vision pour la reconnaissance d’images. Cela nous a permis de traiter plus efficacement les promotions en classant les données dans nos bases. Nous avions des volumes gigantesques d’informations collectées depuis 2009, et l’IA s’est révélée être l’outil idéal pour gérer ces informations de manière automatisée.

En 2022, avec l’arrivée de ChatGPT, nous avons franchi une étape supplémentaire. Nous utilisons désormais l’IA générative à plusieurs niveaux dans l’entreprise : pour la correction de texte en langues étrangères comme le polonais ou le hongrois, mais aussi pour alimenter le chatbot de notre interface SaaS. Nous travaillons avec des GPTs personnalisés qui sont adaptés à des fonctions très spécifiques dans nos processus.

D’ailleurs, l’IA est tellement intégrée chez nous que si quelqu’un postule sans maîtriser ces outils, il n’a aucune chance d’être embauché. S’ils n’ont pas d’abonnement ChatGPT, ils ne passent même pas le cap des entretiens.

 

Le recours à ChatGPT pose-t-il des problèmes de sécurité pour vos données ?

Ce n’est pas le cas pour nous. Nos bases sont mises à jour en permanence, donc une information commerciale, comme le prix de la plaquette de beurre à Bucarest aujourd’hui, n’aurait plus aucune valeur dans une semaine. Ce ne sont pas des données sensibles.

 

Avez-vous rencontré des défis humains lors de l’intégration de l’IA dans l’entreprise ?

Lors de l’introduction de l’IA début 2023, certains de mes collaborateurs ont mis jusqu’à 18 mois pour s’adapter à cette nouvelle approche. Les gens n’aiment pas le changement et sont souvent réticents à l’idée de modifier leurs habitudes. C’est normal, mais cela nécessite beaucoup de pédagogie et d’exemples concrets pour leur montrer l’utilité de l’IA dans leur travail quotidien.

Ce que j’explique toujours dans mes conférences, c’est que l’intégration de l’IA en entreprise doit être menée par le dirigeant. Si vous confiez cela au département informatique, vous courrez droit à l’échec. LIA doit être introduite à tous les niveaux de l’organisation : du patron jusqu’à l’assistante administrative. Chaque poste doit être concerné par ces nouvelles technologies, car il y a un outil adapté pour chaque fonction.

 

Quels défis techniques avez-vous rencontrés ?

Le côté Tech est surmontable avec l’expertise adéquate. Le véritable enjeu, c’est l’adoption par les utilisateurs. Il faut du temps pour apprendre à maîtriser l’IA, pour comprendre comment elle marche et l’intégrer dans les processus quotidiens.

 

Avez-vous justement mis en place des formations spécifiques pour aider vos équipes ?

Pas vraiment de procédures formelles, car nous sommes une petite structure de 60 personnes réparties dans plusieurs pays. Je préfère une approche pratique et directe. Quand je visite nos bureaux, je forme mes collaborateurs sur le terrain, en leur montrant comment utiliser les outils d’IA. Cela fonctionne mieux que des manuels complexes.

 

Quels changements positifs avez-vous observés grâce à l’intégration de l’IA ?

L’impact est énorme. Nous sommes beaucoup plus réactifs et percutants, que ce soit sur les réseaux sociaux ou dans nos opérations commerciales. Personnellement, l’IA me permet de mener deux activités en parallèle : je suis à la fois chef d’entreprise et conférencier. Sans l’IA, je ne pourrais pas jongler entre ces deux rôles.

Par exemple, en attendant votre appel à l’aéroport, j’ai pu rédiger un rapport de réunion en italien avec une société italienne que j’avais rencontrée deux jours plus tôt. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pu faire aussi rapidement sans l’aide de l’IA.

Toutefois, mes équipes ne sont pas toutes au même niveau que moi dans l’utilisation de ces outils. Mais je suis convaincu qu’elles ont une grande marge de progression.

 

Quels conseils donneriez-vous aux PME qui hésitent encore à se lancer dans l’IA, notamment en prenant en compte les tendances actuelles et les retours d’expérience du secteur ?

Le plus important est de sauter le pas rapidement, car l’IA devient incontournable. Dans un de mes posts LinkedIn, je parle d’un rapport récent mené par Google Cloud et le National Research Group. Ils ont interrogé 2 500 cadres d’entreprises au CA de plus de 10 millions de dollars. Il montre que l’IA générative a un impact sur la performance commerciale et financière. En effet, 84 % des compagnies adoptent une application d’IA Gén en moins de six mois, et 74 % constatent un retour sur investissement (ROI) dans l’année.

Ces entreprises observent des gains considérables en productivité, avec 45 % d’entre elles qui notent un doublement de l’efficacité de leurs employés, et 63 % signalent une croissance stimulée directement par l’IA. Cela montre que l’IA peut métamorphoser la manière dont vous gérez vos opérations. Mais attention, le soutien de la direction est crucial : 91 % des sociétés qui ont aligné leurs objectifs commerciaux et technologiques autour de l’IA ont vu une augmentation de leurs revenus. En pratique, cela se traduit par l’optimisation des processus, la transformation de la relation client grâce à des outils d’analyse prédictive. Et la possibilité de prendre des décisions éclairées basées sur des données précises et en temps réel.

 

Je conseille aux PMEs d’investir également dans la formation, pas seulement au niveau technique, mais à tous les échelons de l’organisation. Pour moi, l’adoption de l’IA doit être collective et progressive, c’est une véritable acculturation.

Les applications de l’IA en entreprise sont infinies : de la création de contenu à l’optimisation de tâches répétitives. Enfin, je tiens à rappeler que l’IA n’est pas là pour remplacer les humains, mais pour les aider à augmenter leurs capacités, un peu comme le costume d’Iron Man. Mon conseil pour les PME est de commencer dès maintenant. Si vous ne le faites pas, vous risquez de manquer une vague d’innovation majeure.