Interview de Didier Toubia, co-fondateur et PDG d’Aleph Farms
Propos recueillis par Pascale Caron
Le Français Didier Toubia a cofondé en 2017 Aleph Farms, une société israélienne spécialisée dans la viande cellulaire.
Pouvez-vous nous expliquer votre projet chez Aleph Farms ?
Aleph Farms est l’une des pionnières mondiales dans l’agriculture cellulaire. Nous avons inventé un nouveau mode de fabrication pour les produits d’origine animale. Au lieu d’élever un bœuf pour obtenir de la viande, nous isolons les cellules de l’animal et les nourrissons à l’extérieur de son corps, dans un environnement contrôlé. Cela permet de directement obtenir le produit recherché. Nous avons commencé par cultiver de la viande. Notre premier produit est dit « hybride » et combine ces cellules bovines à une matrice végétale. Il imite parfaitement un steak de bœuf que l’on connait tous en ce qui concerne le goût et de texture.
Cette méthode utilise beaucoup moins de ressources que l’élevage traditionnel, ce qui réduit considérablement l’impact environnemental sur la terre, l’eau, la biodiversité et le climat. De plus, elle permet de proposer des options alimentaires innovantes qui ne se limitent pas à remplacer la viande, en diversifiant l’offre. Les retours des consommateurs sont très positifs.
Nous avons fondé Aleph Farms en 2017, et comme vous pouvez l’imaginer, c’est une technologie très complexe. À ce jour, nous avons 18 familles de brevets et une équipe de chercheurs travaillant à perfectionner nos procédés. Nous avons optimisé notre plateforme de production et commençons à l’étendre à grande échelle. Nous avons déjà obtenu une première autorisation de mise sur le marché et prévoyons d’en décrocher une autre cette année. Seulement quatre entreprises dans le monde disposent de telles autorisations, et l’industrie de l’agriculture cellulaire en est encore à ses débuts, mais elle promet un avenir alimentaire durable et son potentiel à long terme est énorme.
D’où vous est venue l’idée ?
Je suis ingénieur agroalimentaire et j’ai également un MBA. J’ai travaillé dans la recherche en biochimie, biotechnologie et agroalimentaire. Ces expériences m’ont permis de développer une plateforme technologique intégrant ces disciplines.
Parlez-nous de votre équipe.
Nous sommes actuellement 70 chez Aleph Farms. Nous étions environ 100 en début d’année, mais avons ajusté nos effectifs en raison de la situation macroéconomique. Nous nous concentrons maintenant sur la rentabilité, en contrôlant les coûts et en établissant une feuille de route pour atteindre notre seuil de rentabilité le plus tôt possible.
Comment financez-vous ce projet ambitieux ?
Nous avons levé 140 millions de dollars auprès d’investisseurs du monde entier, notamment en Europe, aux États-Unis, en Asie, et avec le soutien d’Israël, d’Abu Dhabi et de Singapour. Ces régions voient Aleph Farms comme stratégique pour renforcer leur souveraineté alimentaire.
Quelles sont les prochaines étapes de commercialisation ?
Nous devons encore finaliser la mise à l’échelle de notre production pour faire un lancement sur le marché.
Utilisez-vous l’intelligence artificielle (IA) dans ce cadre ?
L’année dernière, une équipe dédiée a exploré comment intégrer l’IA dans nos processus de développement. Deux axes principaux ont émergé : l’un est déjà en place, et l’autre est en cours d’implémentation.
Le premier concerne l’optimisation de notre production cellulaire via des algorithmes d’IA. Ce processus, similaire à la fermentation, vise à maximiser la production de cellules en un minimum de temps et de ressources. C’est un système complexe, avec de nombreux paramètres à piloter.
Nous travaillons avec BioRaptor, une plateforme qui analyse les grandes quantités de données générées lors de la production, simplifie la gestion des processus et propose des optimisations expérimentales. Cela permet à notre équipe R&D de comparer les données historiques et actuelles, améliorant ainsi la productivité, réduisant les erreurs humaines, et facilitant la montée en échelle.
L’IA de BioRaptor rend nos procédés plus robustes et évolutifs, sans avoir besoin d’énormes investissements dès cette phase initiale, ce qui correspond à notre vision plus large de la bioéconomie émergente.
En parallèle, nous collaborons avec une université israélienne. Ils étudient comment employer l’IA dans la recherche d’alternatives aux ingrédients coûteux pour la culture cellulaire. Nous utilisons une formulation synthétique, reproduisant les propriétés du sang pour nourrir les cellules, sans ingrédients d’origine animale. Certains composants sont difficiles à obtenir ou trop chers, et l’IA nous aide à identifier des substituts naturels qui rempliraient la même fonction.
Ce travail complexe implique d’analyser en profondeur les propriétés des molécules d’origine animale et de comparer un grand nombre d’alternatives. L’IA nous permet d’accélérer et d’optimiser ce processus de sélection en analysant les caractéristiques moléculaires pour trouver les meilleures options.
Au sein de votre équipe, utilisez-vous l’intelligence artificielle générative ?
Dans nos activités quotidiennes, cela reste assez limité. Nous avons essayé de l’intégrer, mais cela n’a pas vraiment pris. Certains chercheurs y ont recours de manière individuelle, par exemple pour répondre à des questions spécifiques ou comme support lorsqu’ils explorent de nouveaux domaines. Cependant, nous ne disposons pas d’infrastructures ou d’outils IA générative déployés transversalement au niveau de l’entreprise.
Le fait que certains employés utilisent l’intelligence artificielle informellement, ce que l’on appelle le « shadow IA », ne risque-t-il d’être problématique ?
En effet, mais l’équipe doit respecter certaines précautions. La consigne est d’y avoir recours avec parcimonie et de ne pas stocker des données en dehors des canaux sécurisés et officiels, pour protéger les informations sensibles. Notre priorité est de contrôler l’usage de ces outils afin d’éviter les dérives.
Pour le moment, l’accent n’est pas mis sur l’IA générative pour développer de nouvelles fonctionnalités. Actuellement, les chercheurs l’emploient pour des tâches précises. Par exemple, lorsqu’ils désirent étudier un différent domaine, ils peuvent l’utiliser pour effectuer une recherche bibliographique. Cela leur permet de gagner du temps en résumant rapidement un grand nombre d’articles.
Quels conseils donneriez-vous aux entrepreneurs qui hésitent à adopter l’IA ?
Beaucoup de sociétés se tournent vers l’IA, car elles souhaitent rester à la pointe de l’innovation. Pourtant, l’IA ne doit pas être vue comme une technologie générique applicable à tous les sujets. Il est essentiel pour un entrepreneur de cibler des domaines spécifiques où il peut vraiment faire la différence.
L’IA doit avant tout servir des objectifs concrets. Par exemple, elle peut être efficace pour automatiser des tâches administratives, comme la création de documents ou la rédaction d’emails, ce qui permet de gagner du temps. Cependant, ces usages, bien qu’utiles, restent superficiels. Cela ne suffit pas à créer un véritable avantage concurrentiel.