Table ronde intitulée « Comment les médias utilisent-ils l’Intelligence Artificielle dans leurs rédactions ? ».
Propos recueillis par Pascale Caron.
Cet événement était organisé par Nice Matin et IQ Media lors de la conférence du 7 et 8 novembre à Nice. Elle a rassemblé plusieurs experts, sur le thème du rôle croissant de l’IA, dans le journalisme. Modérée par Jérôme Olgovitch, professeur de journalisme, cette discussion a permis d’explorer comment l’IA est intégrée dans les rédactions et les implications pour leur futur.
Les invités étaient Arnaud Aubron (Directeur du développement du Monde et DG du HuffPost), Thomas Bidet (CPO de l’Équipe). Florent Rimbert (Alliance de la Presse d’Information Générale), Lefteris Bidelas (Kathimerini, Grèce) et Katerina Mandenaki (chercheuse à l’Université Nationale et Kapodistrienne d’Athènes) complétaient ce panel. Chacun a commenté comment l’IA transforme le paysage médiatique en remodelant les méthodes de travail, les approches éditoriales et l’engagement des lecteurs ?
Katerina Mandenaki a étudié comment les professionnels utilisent l’intelligence artificielle dans quatre pays : France, Grèce, Portugal et Chypre. Cette enquête, menée auprès de 186 journalistes et responsables médias, montre non seulement l’étendue de l’adoption de l’IA, mais aussi les différences de perception entre les divers métiers et générations du secteur.
L’analyse visait à comprendre la consommation de l’IA dans les rédactions. Comment les professionnels envisagent-ils de tirer parti de l’IA pour améliorer leurs profits et quels sont les espoirs et les inquiétudes liées à l’IA ?
Elle révèle que les gestionnaires et les journalistes ont des perspectives différentes sur les bénéfices de l’IA. Les premiers sont motivés par les opportunités d’augmenter les revenus et d’élargir l’audience grâce à des expériences numériques perfectionnées, tandis que les seconds privilégient les aspects qualitatifs.
Les jeunes professionnels des médias, souvent plus familiers avec l’IA et les logiciels, expriment une plus grande confiance dans leur capacité à l’utiliser. En revanche, ceux de 60 ans et plus affichent davantage de scepticisme, ce qui souligne un besoin de formation continue et d’adaptation aux nouvelles technologies.
La majorité des répondants ont eu recours à l’IA pour des tâches spécifiques comme l’analyse des données d’audience et la production de rapports de performance. Très peu d’entre eux s’aventurent dans l’écriture d’articles générés automatiquement. 74 % des rédactions n’ont pas encore intégré l’IA dans leur processus, invoquant un manque de transparence et de contrôle sur les outils actuels.
Dans les quatre pays interrogés, les médias continuent de dépendre des modèles économiques traditionnels (publicité, sponsoring, abonnements). L’IA est perçue comme un atout pour améliorer l’engagement des lecteurs et la conversion, mais les professionnels restent divisés sur l’efficacité réelle de l’IA pour générer des revenus significatifs.
Il existe une réticence à l’usage de l’IA surtout liée au manque de formation. 60 % d’entre eux estiment ne pas maîtriser suffisamment ces technologies pour évaluer leur impact sur la qualité du contenu, et 77 % n’ont pas de protocole de gestion des risques associés à l’IA.
On trouve également une différence marquée entre les tailles de rédactions. Les grandes organisations médiatiques sont davantage prêtes à intégrer l’IA dans leur quotidien, car elles disposent des ressources nécessaires pour le faire de manière sécurisée et encadrée. En revanche, les rédactions plus modestes se montrent plus conservatrices. Elles expriment des craintes face aux défis techniques et aux coûts, lors de la mise en œuvre de ces outils.
On se trouve dans une période de transition où l’IA suscite à la fois des attentes et des inquiétudes légitimes. La transformation digitale doit aller au-delà de la simple intégration de l’IA. Elle requiert un changement fondamental dans la manière dont les médias abordent la production de contenu, et la relation avec leurs audiences.
Lefteris Bidelas, rédacteur en chef de Kathimerini, en Grèce a évoqué les préoccupations éthiques, soulignant le risque de perte d’identité journalistique avec une dépendance excessive à l’IA. Il considére que c’est un outil de soutien, et non un substitut, utilisé prudemment pour certaines tâches. Bidelas a aussi insisté sur la nécessité de former les collaborateurs pour qu’ils maîtrisent ces technologies sans compromettre la qualité éditoriale. Chez Kathimerini ils adoptent l’IA progressivement, en équilibre entre innovation et préservation des valeurs de la profession.
Arnaud Aubron a expliqué comment Le Monde se sert de l’IA pour traduire ses articles (entre 30 et 40 chaque jour) en anglais, une initiative cruciale pour toucher un public international. Ils ont recours à des logiciels comme DeepL. Cependant, contrairement à d’autres médias, Le Monde a mis en place un processus rigoureux où chaque traduction est révisée par des interprètes et des journalistes pour assurer une qualité irréprochable. L’IA est un outil, pas une fin en soi. Il a insisté sur le fait que dans leur cas l’IA permet d’élargir l’audience sans compromettre la qualité éditoriale.
Thomas Bidet de l’Équipe a expliqué qu’ils ont mis en place une fonctionnalité de podcast quotidien pendant les Jeux olympiques. Il était conçu pour fournir un aperçu en deux minutes des événements sportifs, avec les moments forts et les tableaux de classement. Ce format a été très apprécié, permettant aux lecteurs de rester informés malgré leur manque de temps, une des raisons principales d’abandon d’abonnement identifiée par l’Équipe. Ce podcast a recours à une voix IA qui, bien qu’encore perfectible, offre une narration rapide et fluide, en complément des articles longs.
Ils ont mis également en place le résumé automatisé des commentaires des utilisateurs sur certains sujets, comme les matchs de football. L’objectif ici est d’employer l’IA pour extraire l’essentiel des discussions et éviter le biais potentiel d’un trop grand volume de retours. En appliquant des règles spécifiques (filtrage des emojis, des mots exagérés), l’IA produit une synthèse représentative de l’opinion générale, un outil précieux pour les journalistes qui peuvent ainsi saisir immédiatement le ressenti des lecteurs.
Florent Rimbert a présenté Spinoza, un projet mené par l’Alliance de la Presse d’Information Générale. Spinoza fournit des renseignements fiables sur des sujets complexes comme le changement climatique. Cette approche implique des bases de données vérifiées et des messages générés par IA qui sont directement liés à des sources, assurant la traçabilité et offrant aux journalistes la possibilité de confirmer les faits.
Ce projet utilise la plateforme Hugging Face, pour héberger et tester des modèles d’IA en lien avec le changement climatique. La technologie RAC permet de rassembler plusieurs bases de données, incluant des rapports scientifiques comme ceux du GIEC, des informations légales, et des études environnementales. Spinoza a implémenté GPT-4 mini, choisi pour sa faible consommation énergétique et ses performances optimisées, tout en laissant l’éventualité d’expérimenter de nouvelles avancées au fur et à mesure de leur disponibilité. Les professionnels peuvent poser des questions, obtenir des extraits de données scientifiques et légales avec des liens directs vers les sources, garantissant ainsi la traçabilité et la crédibilité des informations.
Spinoza est déjà en test auprès de 100 membres de l’Alliance et évoluera pour répondre aux besoins spécifiques des rédactions locales et nationales. Ce projet incarne une approche éthique de l’IA, où l’objectif est d’aider les journalistes sans les remplacer, en offrant des données vérifiables et en facilitant l’accès à des connaissances complexes. Le prochain hackathon organisé par l’Alliance permettra à chaque publication d’utiliser Spinoza pour ses propres contenus, renforçant ainsi son adaptabilité.
Plusieurs intervenants ont exprimé leurs préoccupations sur la qualité de l’information générée par l’IA. Florent Rimbert a mentionné que certains médias tendent à « perdre leur voix unique » en l’utilisant de manière trop généralisée. Une dépendance excessive à l’IA peut mener à une homogénéisation du contenu, effaçant la diversité et la profondeur des médias traditionnels.
Arnaud Aubron a rappelé que pour Le Monde, l’IA est un moyen d’explorer de nouveaux marchés, mais jamais au détriment de la qualité. Ils ont mis en place une charte éthique pour encadrer l’utilisation de l’IA dans les rédactions.
Les médias doivent être prêts à embrasser le potentiel de l’IA tout en restant fidèles à leurs valeurs fondamentales. La clé réside dans une adoption réfléchie où l’IA sert à améliorer l’expérience du lecteur sans sacrifier la rigueur journalistique.