Interview de Bassem KAMAR Chief Executive Officer GEFIC—Global Economics and Finance Consulting
Avec une carrière dans l’économie internationale et la macroéconomie, Bassem Kamar se distingue par son parcours unique alliant leadership, conseil stratégique et enseignement. Actuellement CEO de GEFIC — Global Economics and Finance Consulting, basé entre la France, Abu Dhabi et Monaco, il conseille gouvernements, décideurs et entreprises dans la mise en œuvre de stratégies économiques de l’avenir. Ancien Chief Economist à la Banque Centrale des Émirats Arabes Unis, il a contribué pendant trois ans à définir des stratégies monétaires pour relever les défis régionaux. Son expertise s’est également affirmée au sein de la BERD (Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement), où il a piloté des initiatives pour le développement des pays du Sud et Est méditerranéen. Tout cela en partageant son savoir comme professeur à l’International University of Monaco (IUM). Une carrière marquée par un engagement constant envers l’excellence, la transparence et l’innovation.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours ?
J’ai grandi à Monaco avant de partir en Égypte pour poursuivre mes études et apprendre l’arabe. Par la suite, j’ai réalisé un DEA et un Doctorat en économie internationale à Nice. Depuis 2001, j’enseigne à l’International University of Monaco (IUM).
En 2006, j’ai rejoint le FMI à Washington D.C. comme économiste. J’y suis resté plusieurs années et je suis revenu à Monaco en 2011. À mon retour, j’ai fondé Global Economics and Finance Consulting (GEFIC), une entreprise de conseil spécialisée dans les prévisions économiques et l’accompagnement des États. En parallèle, j’ai continué à enseigner à l’IUM et à collaborer avec le FMI qui m’a demandé de développer un centre de formation pour le Moyen-Orient, situé au Koweït. J’ai occupé ce poste pendant deux ans. En 2018, j’ai été recruté par la BERD comme Chef Économiste pour la région Moyen-Orient. J’ai contribué à transférer le bureau économique régional de Londres au Caire et supervisé l’apport au développement économique d’une équipe de 80 personnes. Nous avons géré des projets représentant environ 17 milliards d’Euros d’investissements pendant ces trois ans.
En 2021, j’ai rejoint la Banque Centrale des Émirats Arabes Unis en tant que Chef Économiste. Pendant trois ans, j’ai développé des programmes stratégiques et intégré des technologies avancées. Cette mission s’est terminée récemment.
Actuellement je suis stratège en économie de l’avenir, ce qui me permet de collaborer avec des gouvernements et des entreprises de plusieurs pays. J’alterne entre Paris, Monaco, Abu Dhabi et d’autres régions en fonction des besoins de mes clients.
Quelle a été votre expérience avec l’intelligence artificielle dans vos équipes ?
Durant mes années à la Banque Centrale des Émirats, nous avons intégré des outils d’IA pour les prévisions économiques. Nous exploitions des données en temps réel, notamment des images satellites et d’analyses de textes, pour anticiper les indicateurs de performances économiques à travers le monde. Par exemple, ces outils AI développés en collaboration avec nos partenaires nous permettaient de suivre les récoltes agricoles et anticiper les fluctuations des prix. Ces analyses nous permettaient d’évaluer l’impact sur l’inflation et les taux d’intérêt dans différents pays, avec une précision de 95 à 99 %.
Nous avons aussi eu recours à l’IA pour modéliser les prix du pétrole, en tenant compte des chocs géopolitiques. Grâce aux images satellitaires, nous avons analysé en temps réel la répercussion des attaques en mer Rouge, sur le coût transport maritime, et avons mesuré l’impact sur l’inflation mondiale.
Ces outils d’AI permettent d’anticiper les scénarios économiques, grâce à des facteurs tels que la demande, l’offre et les politiques énergétiques. Nous pouvions ainsi prévoir avec précision les décisions des grandes banques centrales, que ce soit la FED ou la BCE.
Comment vos équipes ont-elles adopté ces technologies ?
Nous les avons encouragées à suivre des formations sur des plateformes comme Coursera ou EDX. Nous organisions des séances de brainstorming pour partager les apprentissages. Chacun comprenait comment manipuler ces outils dans le cadre de ses missions.
Nous avons également rationalisé les applications utilisées. L’objectif était de se concentrer sur les résultats sans multiplier les logiciels. La sécurité des données était primordiale. Par exemple, certaines plateformes n’étaient pas autorisées pour éviter tout risque lié au secret bancaire.
La mise en place de l’IA dans mes projets a transformé les pratiques organisationnelles. En réduisant le besoin en main-d’œuvre pour certaines tâches, en particulier les rapports de synthèse, l’IA a permis une réallocation des talents vers des activités à plus forte valeur ajoutée. Toutefois, cette transition nécessite une formation continue des équipes pour maximiser leur compréhension et leur maitrise des technologies.
Avez-vous rencontré des défis culturels dans l’adoption de ces technologies, notamment des résistances ?
Dans les secteurs de la finance et de l’économie, les professionnels sont généralement ouverts aux nouvelles technologies. Nous avons découvert ces outils ensemble, en identifiant nos besoins et en explorant ce qui était présenté dans les conférences scientifiques liées a l’IA. Nous avons également invité des entreprises spécialisées à venir faire des démonstrations au sein de la banque. Petit à petit, l’équipe s’est approprié ces technologies, fascinée par les possibilités qu’elles offrent, notamment pour accomplir des tâches auparavant irréalisables.
Il faut aussi considérer un contexte particulier : dans de nombreux pays, comme dans le Golfe, les bases de données telles qu’on les connaît en Occident sont très limitées. Ces nations étant relativement jeunes, elles n’ont pas eu le temps de développer ces infrastructures de données traditionnelles. C’est là que les nouvelles technologies, notamment l’intelligence artificielle, offrent une opportunité exceptionnelle. Elles permettent de faire un « leapfrog », un grand bond, et prendre des décisions éclairées sans dépendre des modèles conventionnels complexes nécessitant de longues données historiques.
Pensez-vous que l’IA peut creuser des inégalités et quel impact voyez-vous sur l’économie des pays du Golfe ?
Au-delà des entreprises et institutions, l’IA soulève des défis culturels et techniques, en particulier dans des régions où l’accès à la technologie reste réduit. Si certains pays du Golfe exploitent pleinement ces outils, d’autres, par exemple l’Égypte ou la Tunisie, en sont au stade de l’initiation : l’IA est réservée à une élite éduquée. Le grand public manipule le numérique pour des tâches simples, comme les paiements mobiles, mais n’utilise pas les applications avancées. Cela crée une fracture numérique. La formation est essentielle pour démocratiser l’usage de l’IA.
Dans les pays du Golfe, l’IA transforme déjà l’économie, étant donné que leur développement économique dépend fortement de l’importation de main-d’œuvre. Or, nous savons que l’IA a un impact sur la substitution de certains emplois, et par conséquent, sur la demande et le besoin d’importer la main-d’œuvre dans les prochaines années.
Les Émirats et les pays du Golfe, avec leur taux de change fixe par rapport au dollar américain, doivent rester compétitifs sur le prix pour vendre des services comme le tourisme ou le transport. Ceci est dans le cadre de leurs besoins de développement économique et de diversification des exportations non pétrolières. Le coût de la main-d’œuvre devient donc un facteur clé. Par exemple, dans un McDonald’s, les matières premières (pain, tomates, viande) nécessaires au Big Mac sont soumises à des prix internationaux, mais le coût final est lié au prix de la main-d’œuvre locale. C’est pourquoi un Big Mac est moins cher en Chine qu’en France.
Pour maintenir des salaires stables, il faut que l’offre de main-d’œuvre dépasse sa demande. Cela dépend des secteurs économiques. Nous réalisons des prévisions sectorielles pour les 10 prochaines années en utilisant des modèles basés sur des données en temps réel et l’IA. Ces prévisions constituent le scénario de base, autour duquel nous intégrons également des scénarios alternatifs pour anticiper les fluctuations économiques.
Une fois la croissance estimée, nous calculons le nombre d’emplois à créer pour soutenir cette expansion. Par exemple, dans le secteur de la construction en plein essor à Dubaï ou dans le secteur de la finance, nous identifions les besoins particuliers en main-d’œuvre. Nous évaluons comment l’IA pourrait transformer la demande d’emploi dans ces secteurs. Dans certains cas, l’IA pourrait remplacer jusqu’à 40 % des emplois existants, tout en formant de nouvelles opportunités, nécessitant des compétences différentes. Nous collaborons avec des chercheurs à travers le monde pour affiner nos projections et conseiller les gouvernements. L’objectif est d’anticiper les nécessités en main-d’œuvre qualifiée, qu’il s’agisse de recruter localement ou d’importer des talents.
Les Émirats se préparent fortement à cette transition. Ils ont créé un ministère de l’IA et lancé une université offrant l’un des meilleurs masters en IA au monde. Cette dynamique leur permet de rester compétitifs à l’échelle mondiale.
Quels sont selon vous les enjeux éthiques et les opportunités pour l’avenir ?
Je suis convaincu que l’IA peut être un levier puissant pour le développement économique, à condition qu’elle soit utilisée de manière responsable. La mise en place d’un cadre réglementaire, comme l’IA Act en Europe, est essentielle pour encadrer son usage tout en préservant l’innovation. L’exemple des Émirats, avec leur ministère dédié à l’IA et leur université de renommée mondiale, démontre l’importance d’un alignement entre vision stratégique et investissement technologique.
L’IA est un outil puissant, et bien utilisée, elle peut transformer les organisations et améliorer nos sociétés. Mais il faut aussi rester vigilant, car une régulation est nécessaire pour éviter les abus et garantir que cela serve l’intérêt collectif. Les États doivent œuvrer ensemble pour établir des normes internationales. Comme je le dis souvent, « la confiance et l’expertise portent les valeurs de l’avenir ». La confiance dans nos capacités à maitriser l’IA, et le développement de notre expertise pour en tirer le maximum d’utilité porteront les valeurs d’avenir prospère pour l’humanité.
L’intelligence artificielle va révolutionner nos modes de vie et de travail en les rendant plus fluides et rapides. Cette transition s’accompagnera de nouvelles compétences à acquérir. À titre d’exemple, dans le passé, lorsque les machines à écrire ont disparu au profit des photocopieuses, les secrétaires ont su s’adapter et se reconvertir.
De la même manière, l’avenir de l’enseignement devra évoluer. Le modèle classique d’université, où l’on suit quatre années d’études sur de multiples matières, dont certaines peu utiles pour une carrière spécifique, sera remplacé par une approche centrée sur les compétences. On se formera en fonction des besoins concrets d’un métier.
Cependant, il y aura distinction entre ceux qui investiront du temps pour acquérir ces connaissances et ceux qui choisiront de ne pas le faire. Cela accentuera la division entre employés qualifiés et non qualifiés. Néanmoins, même les postes exigeant moins de compétences auront un meilleur accès aux informations, ouvrant des opportunités inédites pour tous.
Quels conseils donneriez-vous aux entreprises hésitant à adopter l’IA ?
C’est un train que l’on ne doit pas manquer. Le plus tôt elles se familiariseront avec ces technologies, mieux elles pourront en tirer parti pour accroître leur productivité et leur compétitivité. L’IA n’est pas un remplaçant de l’humain, mais un outil pour optimiser les processus et libérer du temps pour des activités stratégiques. Il n’y a pas de raison d’hésiter : c’est un allié incontournable pour rester performant. Les entreprises doivent commencer par se former et expérimenter par elles-mêmes. C’est une occasion de gagner en efficacité, de réduire les coûts et d’améliorer la prise de décision. Ignorer l’IA reviendrait à manquer un tournant essentiel, comme l’internet à son époque.