Retour sur le Morning Lab #2 organisé par Forvis Mazars et Le Lab RH en marge de VivaTech 2025

 Vers une nouvelle architecture des organisations centrée sur les compétences

Le 12 juin 2025, au Mama Shelter Paris West, en marge de VivaTech, s’est tenue une conférence stratégique sur l’avenir des organisations : « Comment devenir une Skills-Based Organization grâce à l’intelligence artificielle ? ». Organisée par Forvis Mazars et Le Lab RH, cet événement a réuni DRH, experts de la data RH, chercheurs, entrepreneurs et représentants institutionnels pour penser ensemble un nouveau paradigme organisationnel.

La question est centrale : dans un monde mouvant, sous pression démographique et technologique, l’organisation du travail par postes figés est-elle encore viable ? Pour les intervenants, la réponse est claire : non.

Une introduction engagée par Séverine Loureiro

Séverine Loureiro, Directrice Générale du Lab RH, ouvre la matinée par un rappel fort : le Lab RH fête ses 10 ans d’engagement en faveur de l’innovation RH. Le choix de VivaTech pour célébrer ce virage n’est pas anodin : la tech, les startups et les nouvelles pratiques y occupent une place centrale. Elle insiste sur les quatre grands défis définis cette année par le Lab RH, en particulier celui de la transition vers des modèles RH centrés sur les compétences et les personnes dans toute leur complexité.

Mathilde Le Coz : « La guerre des talents est devenue une guerre des compétences »

Mathilde Le Coz, DRH de Forvis Mazars et présidente du Lab RH, donne le ton : « Notre matière première, ce sont les compétences. » Dans un contexte d’incertitude géopolitique, de mutation technologique rapide et de raréfaction de la main-d’œuvre qualifiée, elle souligne que les organisations doivent impérativement repenser leur manière de détecter, cartographier et mobiliser les compétences.

Elle dénonce un modèle hérité, trop centré sur le temps de travail et les ETP, en décalage avec les aspirations modernes à la flexibilité et à la valorisation des expertises. Le paradigme salarial est, selon elle, en crise : « Ce n’est plus le temps que l’on rémunère, mais la valeur créée par la compétence. »

Vincent Barat : « L’IA rend enfin visible ce qui était intuitif »

Le co-fondateur d’Albert, Vincent Barat, apporte une vision lucide et pragmatique. Le concept de Skills-Based Organization (SBO) n’est pas une nouveauté théorique, rappelle-t-il : les entreprises apprenantes ou les DDO (Deliberately Developmental Organizations) posaient déjà ces jalons il y a plus d’une décennie.

Mais c’est l’arrivée de l’IA qui change la donne : en facilitant la création de référentiels dynamiques, en objectivant les compétences, en croisant données internes et benchmarks sectoriels. Vincent insiste toutefois sur une nuance essentielle : la SBO ne supprime pas les métiers, elle les fluidifie. « Un joueur peut avoir plusieurs compétences, mais il ne joue qu’un seul rôle à la fois. »

Il alerte aussi sur deux risques majeurs : la disparition des rôles juniors (cannibalisés par les IA génératives) et la perte des savoirs critiques portés par les seniors, en particulier dans les systèmes legacy (comme le COBOL dans la banque).

Jérémy Lamri : « Les soft skills n’existent pas »

Avec son regard de chercheur et de praticien, Jérémy Lamri, CEO de Tomorrow Theory, bouscule les certitudes. Il rappelle une réalité étonnante : il existe plus de 700 définitions académiques du mot « compétence » dans la littérature francophone. Cette absence de consensus freine la mise en œuvre opérationnelle d’un modèle SBO.

Il propose une définition simple et efficace : « Une compétence, c’est un ensemble de comportements mobilisés pour atteindre un résultat. » Et ajoute : « Le vrai sujet n’est pas la compétence, mais l’activité. »

Son modèle Athéna, développé avec Paris Descartes, identifie 60 sous-facteurs de la compétence (cognition, conation, émotion, sensorimotricité…). Cette granularité permet une ingénierie pédagogique beaucoup plus précise, et à terme, une nouvelle manière de recruter, former et évaluer.

Éric Delisle (CNIL) : « Le RGPD s’applique toujours. Et il est bien écrit. »

Le représentant de la CNIL, Éric Delisle, rappelle à point nommé que manipuler de la data RH, c’est manipuler des données personnelles sensible. « Le RGPD n’interdit pas l’innovation, mais impose des principes : transparence, minimisation, sécurité, proportionnalité. »

Il insiste : même en contexte d’IA et de skills mapping, la protection des droits fondamentaux reste le socle. Il appelle les entreprises à intégrer les réflexes RGPD dès la conception des outils et rappelle que la CNIL est aussi là pour accompagner, pas seulement pour sanctionner.

 Un double pivot nécessaire : technologique et culturel

Le second temps de la table ronde a permis de faire émerger les leviers concrets pour opérer le pivot vers une Skills-Based Organization :

  • Chez Forvis Mazars, la transition a commencé par une refonte complète des architectures métiers et compétences. Chaque rôle est désormais lié à une contribution attendue et à des gestes observables, définis par niveau.
  • L’IA n’est pas là pour remplacer les humains, mais pour redéfinir les contributions attendues. Ce qui était routinier est automatisé ; ce qui reste est profondément humain : créativité, arbitrage, sens éthique.
  • La taxonomie des compétences a été réduite et standardisée pour rester actionnable. L’hypercomplexité est l’ennemi de la mise en œuvre.

Vers un système hybride et agile

Plusieurs messages clés ont émergé :

  • Les compétences ne se substituent pas aux métiers, elles permettent de les enrichir.
  • Les collaborateurs doivent pouvoir évoluer latéralement, être repositionnés rapidement selon les projets.
  • L’IA devient un amplificateur de capacités RH, à condition d’être bien gouvernée.

Un nouveau rôle pour la fonction RH

L’unanimité est claire : la fonction RH n’est plus uniquement gestionnaire de processus. Elle devient architecte de l’organisation, garante de la valeur humaine, stratège des compétences. Cette posture implique un triple rôle :

  1. Cartographier l’existant avec des outils d’IA explicables et éthiques.
  2. Projeter les besoins futurs, au croisement des business modèles et de la démographie.
  3. Accompagner les transitions, en veillant à la justice organisationnelle, à la montée en compétence continue, et au sens donné au travail.

Et demain ?

Les perspectives ouvertes par la SBO sont enthousiasmantes, mais elles posent aussi de nombreuses questions :

  • Comment mutualiser les référentiels pour créer un socle commun inter-entreprises ?
  • Peut-on faire évoluer les grilles de rémunération en fonction des compétences et non plus du statut ?
  • Quelles nouvelles formes de dialogue social cela implique-t-il ?
  • Comment éviter que la technocratie de la data ne remplace l’intuition managériale ?

Une mue profonde, mais encore inachevée

Ce Morning Lab  a montré que la SBO est bien plus qu’un buzzword : c’est une transformation structurelle, lente, mais irréversible, des entreprises. Elle nécessite un alignement entre la vision stratégique, la culture managériale, les outils technologiques et la gouvernance des données.

La conférence a également souligné l’importance d’une approche interdisciplinaire, combinant RH, tech, droit et recherche. Car pour naviguer dans l’incertitude, il ne suffit pas de cartographier les compétences : il faut aussi savoir mobiliser les bonnes intelligences humaines au bon moment.