Dans le monde feutré du conseil en stratégie et en technologie, une révolution est en marche. Elle ne fait pas de bruit, mais elle redessine profondément les rapports entre les entreprises, leurs données, et l’intelligence. Cette révolution, c’est celle des agents IA — des systèmes autonomes, capables de raisonner, planifier, mémoriser et interagir pour accomplir des tâches complexes, bien au-delà du simple chatbot ou assistant.
Selon CB Insights, le marché des agents IA a généré plus de 10 milliards de dollars en 2024, un chiffre qui devrait doubler en 2025. Face à cette mutation, une question s’impose aux cabinets de conseil : que devient leur modèle économique quand leurs clients ont un accès direct à l’expertise automatisée ?
Du conseil à l’orchestration technologique
La première réponse des cabinets est stratégique : orchestrer les technologies, plutôt que simplement les recommander. L’intégration des agents IA dans les workflows métiers — souvent freinée par la complexité technique, la sécurité et la fragmentation des fournisseurs — devient le nouveau terrain de jeu des Big Four.
EY, par exemple, déploie ses propres agents via la plateforme EY.ai, développée avec Nvidia, pour des usages en fiscalité, gestion des risques et finances. KPMG propose son Workbench, une architecture multi-agents encadrée par un Agent Control System. Accenture va encore plus loin avec son AI Refinery, combinant agents no-code, SDKs, et systèmes d’orchestration multi-plateformes.
Construire la pile technologique agentique
Dans cette nouvelle ère, les cabinets se positionnent aux deux extrémités de la chaîne de valeur : concevoir ce que les agents doivent faire, et garantir ce qu’ils ont fait. L’accent est mis sur l’orchestration : il ne s’agit plus seulement de « plugger » un outil d’IA, mais d’en maîtriser l’architecture complète, de l’infrastructure à la gouvernance.
CB Insights identifie quatre priorités stratégiques pour les services professionnels :
Orchestration de la pile technologique des agents IA
Activation des données propriétaires
Transformation des services en produits IA scalables
Construction d’une force de travail humano-agentique
L’IA agentique, catalyseur d’un nouvel écosystème
Le paysage n’est plus fait de relations 1:1 entre cabinets et fournisseurs technologiques. Un modèle d’écosystème interopérable émerge. Accenture collabore à la fois avec OpenAI, Anthropic, AWS et Cohere. EY conjugue sa maîtrise sectorielle avec l’IA d’IBM pour bâtir des agents spécialisés en fiscalité.
Les partenariats s’élargissent à la couche logicielle (Salesforce, SAP, Workday), aux infrastructures cloud (Google Cloud, AWS, Microsoft Azure) et aux plateformes IA/ML de nouvelle génération (Voltron Data, Aaru, LlamaIndex…).
Gouvernance et fiabilité : la zone de friction
Les agents IA sont puissants, mais encore imparfaits. Leurs erreurs — hallucinations, dérives, comportements non déterministes — génèrent un risque business immédiat. Pour y répondre, une nouvelle filière de « gouvernance agentique » se développe. Les jeunes pousses Cekura, Coval ou Larridin lèvent des millions pour offrir des solutions d’observabilité, de testing vocal ou de mesure de performance.
Les cabinets qui intègrent cette couche de fiabilité dans leurs offres prendront une longueur d’avance sur la concurrence.
L’atout clé : la donnée propriétaire
Dans cette guerre des agents, la différence se joue sur la qualité et l’exploitation des données. Les firmes de conseil disposent d’un atout inestimable : des milliers de projets documentés, des corpus sectoriels, et une expertise tacite accumulée.
Deloitte parle de « connaissance des processus backend sur des milliers de clients », source d’une différenciation forte. EY pousse le concept plus loin avec son « AI-ready data flywheel », combinant données synthétiques, produits de données et cadres de consentement.
Vers des services transformés en produits IA
La transformation ne se limite pas à l’interne. Les cabinets cherchent désormais à « productiser » leur savoir-faire. Exit les missions ponctuelles, place aux plateformes. EY utilise son Agentic Platform non seulement pour ses propres équipes, mais aussi comme moteur de services packagés pour les clients.
Deloitte a noué un partenariat avec HPE pour créer des agents spécialisés en finance. Accenture co-développe avec L’Oréal un « AI Beauty Trust Agent » pour le marché de la beauté personnalisée. La frontière entre conseil et logiciel s’efface.
Nouveaux modèles économiques : le conseil en mode SaaS
Cette transition pousse les cabinets à repenser leur modèle de monétisation. Certains testent la tarification à l’usage ou à la performance. Le startup Gruve.ai, par exemple, facture uniquement lorsque ses agents détectent des incidents ou créent de la valeur mesurable. Accenture explore également cette voie avec Ecolab.
Mais les défis persistent : coûts variables (API, compute), difficulté de prouver la valeur, confusion avec l’automatisation classique. Le consensus émerge : hybrider les modèles, tester, itérer.
Réinventer le métier de consultant
La révolution agentique ne bouleverse pas seulement les services, elle redéfinit les métiers. Le modèle pyramidal classique (junior/senior/partner) s’inverse. L’automatisation des tâches répétitives réduit le besoin en juniors. Le profil type recherché : des talents créatifs, curieux, adaptables, avec une aisance dans la gestion d’agents.
KPMG parle désormais d’« agent bosses » : des professionnels capables de concevoir, diriger et orchestrer des équipes hybrides humain+IA. EY, pour sa part, a formé plus de 240 000 collaborateurs à l’IA générative via son outil EYQ.
Une co-évolution homme/agent
Contrairement aux craintes, l’IA n’évince pas l’humain — elle le déplace. Salesforce décrit ses agents comme des collaborateurs 24/7, qui libèrent du temps pour des missions stratégiques. Palantir insiste sur la nécessité de « mixed teams », mêlant supervision humaine et exécution automatisée.
La valeur ne vient pas du nombre d’agents, mais de leur orchestration efficace dans des écosystèmes complexes.
L’exemple des startups IA-natives
Des startups comme Lovable ou Anysphere montrent la voie. Avec moins de 50 collaborateurs, elles génèrent plus de 2 M$ de chiffre d’affaires par employé, grâce à une utilisation systémique de l’IA. Leur organisation, sans hiérarchie lourde, leur permet une vélocité et une efficacité redoutables. Ce modèle préfigure ce vers quoi convergeront les entreprises performantes.
Une nouvelle frontière : robots humanoïdes
La prochaine étape ? Les agents physiques. En 2025, le marché des développeurs de robots humanoïdes est celui qui attire le plus d’investissements dans la tech, devant les agents IA vocaux ou juridiques. CB Insights anticipe que les cabinets devront aider leurs clients à intégrer ces entités dans leurs flux opérationnels. La gestion d’une main-d’œuvre hybride homme/agent/robot devient un enjeu clé.
Vers un nouveau rôle des cabinets
Ce rôle ne se limite plus au conseil. Les firmes deviennent architectes, intégrateurs, formateurs, garants de la conformité et de la confiance. Elles ne vendent plus seulement de la stratégie, mais de la capacité à maîtriser l’autonomie algorithmique dans des environnements critiques.
Ce qui se joue vraiment
Derrière les outils, les plateformes et les architectures, c’est une nouvelle culture du travail qui émerge. Une culture où l’expertise humaine ne disparaît pas, mais se réinvente. Où la valeur n’est plus dans l’analyse, mais dans l’orchestration. Où les cabinets de conseil, loin d’être dépassés, deviennent des catalyseurs de transformation.