Par Pascale Caron — à partir du rapport « AI Agent Bible », CB Insights, 2025

À l’orée de 2026, l’intelligence artificielle entre dans une nouvelle ère. Après le temps des chatbots assistés, les « agents IA » s’imposent désormais comme des entités autonomes, capables d’agir, raisonner, planifier et interagir avec des environnements complexes. Selon le rapport « AI Agent Bible » publié par CB Insights en 2025, plus de 500 startups ont vu le jour depuis 2023, structurant un marché en pleine effervescence.

Ce basculement marque un changement de paradigme : l’IA ne se contente plus d’assister, elle exécute. Dans de nombreux cas, elle anticipe. Les géants du cloud, les éditeurs de logiciels et les jeunes pousses convergent vers un même objectif. Ils veulent créer des agents intelligents capables de transformer les workflows, réduire les coûts d’interaction, automatiser les tâches à faible valeur ajoutée et renforcer la résilience opérationnelle.

Des agents avec garde-fous à l’autonomie totale

Aujourd’hui, la majorité des agents opèrent dans des environnements balisés. Des garde-fous encadrent leur action. Ils exécutent des tâches dans des workflows structurés, avec une capacité de décision limitée. Mais les projections de CB Insights annoncent une évolution rapide : dès 2026, des agents véritablement autonomes — agissant sans intervention humaine — devraient faire leur apparition dans des environnements critiques.

Cette perspective repose sur la montée en puissance de modèles de langage de fondation (LLMs) plus robustes, mais aussi sur le développement de nouvelles formes d’interfaces. Applications vocales, navigateurs pilotés par IA, ou encore « AI-native workspaces », construits dès l’origine autour de l’agent.

Un enjeu stratégique pour les entreprises

La pression monte pour les directions générales. L’intégration d’agents IA n’est plus un luxe expérimental : c’est une nécessité stratégique. CB Insights note que dans les secteurs des services financiers, de la santé, ou encore du droit, les agents assistent déjà les décisions cliniques, évaluent les risques, rédigent des notes juridiques.

25 % des startups fondées depuis 2023 ont déjà atteint des niveaux de distribution commerciale auparavant inaccessibles en moins de cinq ans. Un phénomène inédit selon les indicateurs de « maturité commerciale » développés par CB Insights. L’effet de levier est clair : une startup bien dotée en données peut faire basculer un marché en quelques mois.

La bataille des infrastructures et des standards

Derrière l’effervescence, une guerre silencieuse s’engage autour de l’infrastructure. Trois géants du cloud — Amazon, Microsoft et Google — se disputent la domination des standards d’interopérabilité. Le Model Context Protocol (MCP) d’Anthropic, le protocole A2A de Google et le standard de communication inter-agents d’IBM visent à normaliser les échanges entre agents et outils tiers.

Cette bataille des standards n’est pas anodine : elle préfigure le futur Internet des agents. Celui où des entités intelligentes devront collaborer, s’authentifier, échanger des données sensibles et négocier entre elles des actions complexes. La victoire ira à ceux qui maîtriseront non pas les modèles, mais les couches d’orchestration, de coordination et de gouvernance.

Trois fronts d’innovation : voix, paiements, sécurité

Le rapport identifie trois segments à surveiller. Premier champ de bataille : la voix. En 2025, les startups spécialisées dans le développement d’interfaces vocales ont levé 400 millions de dollars. Meta, par exemple, a acquis PlayAI et WaveForms AI, signalant un tournant vers l’interface vocale comme vecteur principal de l’interaction homme-machine.

Deuxième front : les paiements. L’enjeu ici est de permettre à des agents d’effectuer des transactions sécurisées en temps réel. Stripe, en partenariat avec OpenAI, a lancé le protocole « Agentic Commerce Protocol », qui définit une norme de paiement automatisé. Un pas décisif vers l’autonomie transactionnelle des agents.

Troisième axe : la cybersécurité. La prolifération d’agents ouvre de nouvelles surfaces d’attaque. Des acteurs comme Zenity, WitnessAI ou TrojAI développent des outils pour surveiller les comportements, évaluer la fiabilité, générer des utilisateurs synthétiques à des fins de test, et produire des rapports auditables.

Verticalisation : vers des agents métiers

Au-delà des applications horizontales (support client, développement logiciel, RH), les agents s’attaquent désormais aux verticales métiers. Dans les services financiers, des entreprises comme Boosted.ai ou Wokelo assistent les recherches financières. Dans la santé, Hippocratic AI structure des flux de travail de bout en bout, allant du triage virtuel à la gestion du cycle de facturation.

Dans l’industrie, l’agent devient opérateur. L’entreprise Composabl propose des agents capables de contrôler directement des équipements industriels. Palantir est également très actif dans ce domaine. L’objectif : réduire la dépendance à l’intervention humaine dans les environnements complexes.

L’économie des agents : modèles d’affaires émergents

La monétisation des agents devient un sujet stratégique. Selon CB Insights, les agents spécialisés en développement logiciel — comme Cursor (500 M$ d’ARR) ou Replit (150 M$) — dominent la course aux revenus. Ils affichent des rendements impressionnants, avec en moyenne 1,4 million de dollars de revenus par employé.

À l’inverse, les agents de support client, bien que moins rentables à court terme, bénéficient de multiples de valorisation plus élevés : 219x en moyenne. Cela reflète les attentes des investisseurs quant à leur potentiel de remplacement massif des équipes humaines.

La question de la rentabilité reste toutefois sensible. CB Insights anticipe une compression des marges, liée à l’explosion des coûts de calcul des modèles à forte capacité de raisonnement. Salesforce, par exemple, a revu en mai 2025 la tarification de son agent « Agentforce », en passant d’un modèle par conversation à un système de crédits d’usage.

Écosystème startup : le rôle structurant des accélérateurs

Y Combinator joue un rôle d’éclaireur dans cet écosystème. La cohorte du printemps 2025 montre que plus de la moitié des startups sélectionnées développent des agents IA. On y retrouve des acteurs spécialisés dans le test de code (Docket, Cubic), l’intégration de systèmes legacy via agents navigateurs (Kaizen), ou encore des agents de back-office ciblant les fonctions comptables, RH ou reporting.

Certaines startups vont plus loin et commencent à attaquer la recherche autonome. Bramante Biologics ou Scalar Field par exemple, visent à automatiser l’exploration documentaire dans la santé ou la finance. Leurs modèles pourraient remplacer à terme certains postes de recherche documentaire ou d’analyse primaire.

Nouveaux espaces blancs : gouvernance, audit, marketplaces

CB Insights identifie trois « white spaces » à fort potentiel. D’abord, les places de marché. AWS a lancé la sienne en juillet 2025. Des acteurs comme Agent.ai cherchent à se différencier par la personnalisation et la découverte d’agents spécialisés.

Ensuite, la gestion des coûts. Larridin, soutenu par Andreessen Horowitz, permet aux entreprises de suivre leur dépense en IA et le retour sur investissement des agents déployés.

Enfin, la gouvernance. La question de la traçabilité, de l’explicabilité et du respect des normes devient centrale. Des acteurs comme LangWatch, Coval ou Traceloop développent des solutions d’évaluation des comportements des agents.

L’agent comme superoutil : une nouvelle grammaire du travail

Comme le souligne Michael Mignano (Lightspeed), nous sortons de l’ère du copilote passif. L’agent devient un « superoutil », qui ne se contente plus de répondre, mais façonne l’organisation, anticipe les besoins, interagit avec les systèmes, et structure la manière dont une entreprise apprend et s’adapte.

Dans ce nouveau contexte, les entreprises qui réussiront seront celles qui sauront connecter des agents spécialisés à des données spécifiques, dans un écosystème cohérent, pilotable, auditable.

Défi majeur : la mémoire contextuelle

La mémoire des agents reste aujourd’hui fragmentée. Chaque interaction est souvent traitée isolément. CB Insights insiste sur l’importance du « context engineering » : unifier les signaux issus de l’email, du CRM, des supports, des usages SaaS, pour que l’agent dispose du bon contexte au bon moment.

Des startups comme Letta, LlamaIndex ou Zep AI cherchent à bâtir ces couches contextuelles. L’enjeu : créer une mémoire interopérable, continue, transparente et gouvernable. Une mémoire qui n’est pas seulement technique, mais organisationnelle.

Risques systémiques et enjeux de régulation

L’autonomisation des agents pose des questions éthiques et systémiques. Comment garantir qu’un agent, laissé seul dans un système critique, n’induira pas de comportement erratique ? Comment auditer une décision prise par un enchaînement d’agents en cascade ?

CB Insights ne minimise pas ces risques. Le rapport suggère que le développement des couches de surveillance — observability, auditabilité, explainability — devra précéder toute généralisation des agents à fort degré d’autonomie. La régulation devra s’ajuster à cette nouvelle couche algorithmique de la décision.

Vers une intelligence d’organisation augmentée

L’agent IA n’est pas qu’un outil. Il redéfinit l’organisation. Dans les entreprises pionnières, il évolue en un partenaire cognitif. Il apprend, mémorise, analyse, agit, coopère. Il devient un catalyseur d’adaptation, un vecteur d’innovation et un facteur de transformation culturelle.

L’entreprise qui réussira ne sera pas celle qui adopte des agents génériques, mais celle qui saura orchestrer un réseau d’agents sur mesure, construits autour de ses métiers, de ses flux, de ses données.

Une économie façonnée par les agents

Comme le conclut Manlio Carrelli (CEO de CB Insights) : « L’avantage concurrentiel ne réside pas dans l’IA, mais dans sa capacité à être opérationnalisée. » Le futur ne sera pas déterminé par les modèles, mais par leur insertion dans des architectures métiers.

Les agents IA sont déjà à l’œuvre. Ils transforment la manière dont nous codons, recrutons, répondons, décidons. Demain, ils redessineront les chaînes de valeur. Ceux qui comprendront les règles de cette nouvelle économie agentique en écriront l’avenir.

 

Référence

CB Insights (2025). “AI Agent Bible : The ultimate guide to agent disruption”.
Disponible via CB Insights Business Graph. Publié en mars 2025.