Jean-Charles Chemin est cofondateur et président de Legapass, une société niçoise créée en 2021 pour sécuriser la transmission du patrimoine numérique et financier. Ingénieur de formation, passé par l’écosystème French Tech Côte d’Azur, il préside également l’association Nice Start(s) Up, qui fédère les startups du territoire. Legapass s’est d’abord positionnée comme « coffre-fort numérique » certifié par le Conseil supérieur du notariat. Mais elle a pivoté pour devenir l’alliée technologique des études notariales. Grâce à des solutions comme Radar, elle détecte les actifs oubliés dans les successions, et VigiNot, qui automatise une partie des obligations de lutte contre le blanchiment (LCB-FT). Soutenue par le fonds Adnexus, l’outil d’investissement du Groupe ADSN.

Notre conversation a permis de comprendre comment l’IA irrigue aujourd’hui toutes les couches de Legapass : de la conception produit au développement, de l’industrialisation des algorithmes, au positionnement stratégique sur un marché de niche très réglementé.

Du coffre-fort numérique au radar successoral pour notaires

Au départ, Legapass naît d’une intuition simple. La multiplication des comptes numériques, des portefeuilles crypto, des plateformes de trading et des identifiants en ligne fait peser un risque majeur sur les successions. Une partie du patrimoine disparaît littéralement dans les limbes numériques. Les premiers produits de la startup visent donc le grand public avec un « coffre » sécurisé, permettant d’organiser la transmission de ces informations sensibles.

Mais le marché va rapidement orienter la trajectoire. Les premiers notaires intéressés font remonter une objection forte : le coffre est utile, mais trop tard dans la chaîne de valeur. Ils ont besoin d’une solution immédiate pour identifier les actifs des défunts au moment de la succession, pas dix ans plus tôt, au hasard de l’adoption d’un service B2C.

C’est là que se produit le pivot fondateur. L’équipe commence à réutiliser, pour les besoins des études notariales, les techniques d’« investigation numérique » imaginées au départ pour le coffre. À partir d’indices, d’identifiants, de traces numériques, l’algorithme est capable de faire émerger des actifs cachés : comptes de trading, plateformes crypto, contrats en ligne. L’un des premiers dossiers emblématiques concerne un octogénaire dont le radar fait remonter « des dizaines de milliers d’euros » de cryptoactifs et de trading, inconnus de la famille.

À partir de ces premiers succès, Legapass développe une plateforme interfacée avec les outils métiers des notaires, accessible via l’écosystème ID.NOT. Le coffre B2C va s’éteindre progressivement afin de laisser place à la prochaine génération de services Legapass. Le cœur de marché devient clairement B2B, sur une niche très précise : la valorisation et la sécurisation du patrimoine dans le cadre des successions.

En travaillant au quotidien avec les études, Jean-Charles Chemin et son équipe détectent un second irritant métier, encore plus structurel. Les notaires sont confrontés à une inflation continue de leurs obligations de vigilance. Lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, vérification des listes de sanctions, contrôle des bénéficiaires effectifs, documentation et archivage de la preuve de conformité.

Ces tâches sont critiques. Elles sont lourdes. Et elles sont très peu outillées pour des structures de petite taille, qui n’ont ni les moyens ni la culture d’un département compliance bancaire. Le contexte réglementaire européen (4e, 5e et 6e directives LCB-FT, dispositif Tracfin, recommandations du GAFI) rend pourtant indispensable une approche plus industrialisée de la vigilance.

Fort de la plateforme développée pour Radar, Legapass ajoute une brique : VigiNot. La solution aspire, en temps réel, des milliers de données issues de sources fiables (listes de sanctions, listes GAFI, registres de bénéficiaires effectifs, etc.), les croise avec les dossiers des études et génère des résultats horodatés, traçables, auditables.

L’objectif n’est pas de remplacer l’expertise du notaire. Il s’agit de lui fournir un analyste numérique, disponible 24 heures sur 24, qui prépare le terrain, préclasse les risques, signale les incohérences et documente la preuve de diligence. C’est un cas typique d’IA appliquée à la conformité : un volume massif de données publiques et structurées, des règles complexes, mais codifiables, une exigence forte de traçabilité.

L’IA comme moteur d’hyper-productivité pour une petite équipe

Dans les coulisses, l’IA est d’abord un levier de vitesse pour l’équipe de développement. Jean-Charles Chemin parle de trois niveaux d’intégration.

  1. Les copilotes de code. Outils à la GitHub Copilot qui assistent les développeurs au fil de l’eau. Ils complètent des fonctions, suggèrent des tests, accélèrent la lecture et la réécriture de bases de code existantes.
  2. La génération de code. À partir de Noël 2024, l’équipe exploite massivement des modèles spécialisés pour générer des blocs entiers de code applicatif. Le gain de productivité est tel qu’ils « sautent dessus » immédiatement.
  3. Le prototypage ultra-rapide. Pour chaque nouvelle idée de produit, la démarche change. Au lieu de passer des jours à concevoir des spécifications théoriques, l’équipe prototype en quelques heures. Elle teste plusieurs pistes, compare les résultats, jette ce qui ne tient pas la route, garde ce qui fonctionne.

L’IA n’est plus un simple outil d’assistance. Elle devient « une alliée de réflexion ». Elle permet d’explorer des chemins variés, d’itérer vite, d’accepter de se tromper sans coût irrémédiable. Ce mode de travail rejoint ce que montrent les études récentes sur les développeurs « augmentés », qui observent des gains de productivité de 20 à 50 % selon les tâches, mais aussi une hausse de la qualité perçue du code livré.

La métaphore choisie par Jean-Charles est celle du passage de la marche à l’équitation. L’IA permet d’aller plus vite et plus loin. Mais elle augmente aussi la possibilité de chute. D’où un double impératif : garder la main sur l’orientation stratégique et investir lourdement dans la sécurisation, l’industrialisation et les tests de chaque brique IA avant mise à l’échelle.

 

Quand l’IA irrigue aussi le produit

Chez Legapass, l’IA ne se contente pas d’accélérer les développeurs. Elle se retrouve au cœur des fonctionnalités livrées aux clients. Dans Radar, elle aide à détecter des actifs dispersés entre banques, plateformes d’investissement, portefeuilles crypto ou contrats numériques. Dans VigiNot, elle trie, classe, rapproche, priorise des masses de documents et d’informations réglementaires.

L’idée est de proposer aux notaires un « analyste numérique » capable de travailler à un coût maîtrisé tout en garantissant une qualité d’analyse comparable à celle d’un expert humain. L’entreprise investit de manière continue et significative dans l’IA afin d’améliorer ses outils et, en retour, d’accroître l’efficacité et la valeur apportée aux études notariales.

Cette stratégie résonne avec un mouvement plus large : les RegTech européennes misent de plus en plus sur l’IA pour automatiser KYC, LCB-FT, screening de tiers, tout en documentant finement la preuve de conformité pour les régulateurs.

Souveraineté numérique : un pragmatisme assumé

Interrogé sur la souveraineté numérique et le choix des fournisseurs d’IA, Jean-Charles Chemin adopte une position nuancée.

Sur l’infrastructure et les données sensibles, la ligne est claire : les serveurs de production sont hébergés en France, chez des prestataires français, hors des hyperscalers américains. Les données personnelles et les informations patrimoniales des clients ne quittent pas ce périmètre.

Sur les modèles d’IA, la hiérarchie est plus pragmatique. Le dirigeant dit préférer une solution française, puis européenne, avant les alternatives américaines ou chinoises. Mais sa priorité reste le produit et le business : « Je ne sacrifierai pas mon produit uniquement pour mettre en avant la France ou l’Europe ».

Concrètement, l’équipe évalue régulièrement les modèles disponibles et n’hésite pas à changer de fournisseur si une alternative européenne offre des performances comparables. Les algorithmes sont conçus pour être interchangeables : ce qui fonctionne aujourd’hui avec un fournisseur peut être basculé demain vers un autre, par exemple vers des modèles Mistral pour certains futurs produits.

Cette approche, très opérationnelle, pose une question plus large aux PME européennes : comment concilier la nécessité de rester compétitives avec le souhait de soutenir un écosystème d’IA souverain ? Peut-on arbitrer au cas par cas sans perdre en cohérence stratégique ?

Hypercroissance dans une niche réglementée

Legapass reste une petite équipe. Environ vingt personnes, apprentis et stagiaires compris. Mais sur son marché cible, la startup revendique une position dominante. Environ 45 % du marché français des notaires pour ses solutions clés, des dizaines de milliers de rapports générés par jour, parfois par heure, et une croissance continue depuis le début de l’année.

Cette hypercroissance pose des défis structurants. L’équipe a réussi à absorber la montée en charge sans embaucher massivement en support opérationnel, grâce à l’IA et à une forte automatisation. Mais pour innover et créer de nouveaux produits, il faudra recruter.

Le dilemme est classique pour les startups B2B rentables. L’entreprise est autofinancée, a remboursé ses dettes, génère des bénéfices. Elle n’a pas besoin de lever des fonds pour survivre. Mais pour adresser de nouveaux marchés — autres professions réglementées, notariats étrangers, nouveaux cas d’usage au sein même du notariat — il faudra structurer, recruter, accepter une certaine complexité organisationnelle.

Jean-Charles Chemin se montre prudent. Il connaît les risques de la croissance trop rapide : couche de middle management, alourdissement des process, perte d’agilité, dilution de la culture produit. Son approche repose sur trois axes :

  1. Préserver la rentabilité et la trésorerie. L’entreprise a déjà atteint ce premier objectif.
  2. Identifier un « deuxième produit phare ». Soit pour les notaires français, soit pour une nouvelle profession assujettie (experts-comptables, commissaires aux comptes, avocats, huissiers), soit pour des notariats d’autres pays européens.
  3. Ne se diversifier que là où l’on trouve « la bonne personne ». Plutôt que d’imposer un développement topdown, le dirigeant cherche d’abord des individus capables de porter un marché : un relais local en Belgique, un expert métier côté experts-comptables, etc.

L’humain reste au centre. L’intelligence artificielle est partout dans les processus, mais la variable critique reste l’intelligence humaine capable de comprendre un marché, un métier, une réglementation.

Culture IA-first et recrutement sélectif

Cette vision se retrouve dans la politique de recrutement. Legapass ne cherche pas seulement des développeurs ou des profils métiers. L’entreprise veut des collaborateurs capables de maîtriser l’IA, d’en comprendre les leviers, d’en mesurer les risques.

L’IA générative sert à prototyper, à réfléchir, à documenter, à automatiser. Mais elle ne doit pas être utilisée pour suivre la mode ni pour « faire de l’IA pour faire de l’IA ». Les use cases sont sélectionnés avec soin. Là où un simple algorithme classique suffit, la startup ne surenchérit pas en ajoutant une couche IA inutile.

Ce positionnement rejoint le débat actuel sur l’« IA-washing », où certains acteurs mettent en avant l’IA essentiellement dans un but marketing, sans véritable valeur ajoutée fonctionnelle. Legapass revendique l’inverse : l’IA comme outil discret, mais décisif, au service d’un problème concret.

Un message clair aux PME : le vrai risque, c’est le retard

En fin de conversation, je demande à Jean-Charles quel conseil il donnerait aux dirigeants de PME qui hésitent encore à se lancer dans une démarche IA. Sa réponse est sans ambiguïté.

Il ne s’agit pas de « sauter partout » ni d’empiler les outils à la mode. Il s’agit de reconnaître qu’on vit une révolution technologique. Et que chaque jour perdu crée un retard difficilement rattrapable. Selon lui, le seul risque vraiment critique, c’est celui de l’inaction.

Dans les faits, cela suppose plusieurs étapes :

  • Identifier quelques processus coûteux en temps, répétitifs, documentaires, où l’IA peut produire des gains rapides.
  • Se former, ou former un noyau interne, aux usages responsables de l’IA (qualité des données, confidentialité, sécurité, propriété intellectuelle).
  • Prototyper vite, tester en conditions réelles, mesurer les gains, documenter les risques.
  • Décider ce qui doit être internalisé, ce qui peut être confié à des fournisseurs spécialisés, ce qui doit rester hors du périmètre IA.