Pendant longtemps, l’intelligence artificielle a été racontée comme une promesse technologique. Une course à la performance des modèles, des benchmarks toujours plus sophistiqués, des démonstrations spectaculaires de capacités cognitives. Depuis quelques mois, le récit change subtilement, mais profondément. L’IA ne se contente plus d’être observée, testée ou commentée. Elle commence à s’inscrire dans la structure même des entreprises, au cœur de leurs opérations et de leurs modèles économiques.
C’est dans ce contexte que s’inscrit l’annonce faite fin 2025 par OpenAI, qui prend une participation au capital de Thrive Holdings. À première vue, l’information peut surprendre. OpenAI n’investit pas dans une nouvelle startup d’IA, ni dans une technologie émergente. Elle mise sur une plateforme spécialisée dans le rachat et la transformation d’entreprises de services traditionnelles, notamment des cabinets comptables et des sociétés de services IT. Derrière ce choix se dessine une inflexion stratégique majeure : l’IA ne cherche plus seulement à équiper les entreprises, elle cherche désormais à s’y intégrer durablement.
L’annonce officielle publiée par Thrive Holdings est volontairement sobre. Aucun effet d’annonce, aucun discours messianique sur la fin des métiers ou l’avènement d’une intelligence artificielle autonome. Le message est pourtant limpide. OpenAI devient actionnaire de Thrive Holdings et aligne ses intérêts économiques avec ceux d’un acteur dont la mission consiste à acquérir des entreprises existantes, à les consolider et à les transformer de l’intérieur grâce à l’IA. Il ne s’agit pas d’un simple partenariat technologique ni d’un contrat de fourniture de solutions logicielles. C’est un engagement capitalistique, donc stratégique, inscrit dans le temps long.
Thrive Holdings s’inscrit dans une logique désormais bien identifiée du capital-investissement : cibler des secteurs dits « boring but essential ». Des activités peu médiatisées, rarement perçues comme innovantes, mais absolument centrales dans le fonctionnement de l’économie réelle. La comptabilité en est l’illustration parfaite. Un marché vaste, fragmenté, composé de milliers de structures indépendantes, soumis à une pression réglementaire croissante et à une pénurie structurelle de talents. Un secteur où une part significative de la valeur est encore absorbée par des tâches répétitives, normées, fortement consommatrices de temps humain.
Via sa participation dans Crete Professionals Alliance, Thrive a déjà consolidé une vingtaine de cabinets. L’ensemble représente environ 900 employés et près de 300 millions de dollars de chiffre d’affaires, avec des plans d’investissement supplémentaires de plusieurs centaines de millions de dollars. L’objectif est clair : créer un acteur de taille critique capable d’industrialiser intelligemment des fonctions historiquement artisanales, sans détruire la relation de confiance qui lie ces cabinets à leurs clients.
Pourquoi la comptabilité devient-elle un terrain stratégique pour l’IA ? Parce qu’elle concentre toutes les caractéristiques recherchées par les technologies d’automatisation avancée. Des volumes élevés de données, des règles précises, des processus récurrents et une forte exigence de fiabilité. Les rapprochements comptables, la production de documents fiscaux, la vérification de conformité ou encore la préparation de reportings sont autant de tâches où l’IA générative et les systèmes agentiques peuvent produire des gains immédiats. Mais la véritable rupture ne réside pas dans l’automatisation elle-même. Elle réside dans la manière dont cette automatisation est intégrée.
Le modèle porté par Thrive et OpenAI n’est pas celui d’une IA ajoutée en surcouche, comme un outil supplémentaire dans un environnement déjà saturé de logiciels. Il s’agit d’une transformation « inside out », qui part de l’entreprise, de ses flux réels, de ses contraintes opérationnelles et de ses équipes, pour repenser les processus avec l’IA comme composant natif. Cette approche tranche avec la logique dominante des dix dernières années, fondée sur le déploiement d’outils standardisés depuis l’extérieur.
Pour OpenAI, ce mouvement marque une évolution stratégique profonde. L’entreprise ne se positionne plus uniquement comme un fournisseur de modèles ou de plateformes accessibles via API. Elle accepte désormais d’être exposée à la performance économique d’entreprises non technologiques. En devenant actionnaire de Thrive Holdings, OpenAI partage le risque, mais aussi la création de valeur. Ce choix révèle une conviction forte. La prochaine frontière de l’IA ne se situe plus dans l’amélioration marginale des performances des modèles, mais dans leur capacité à transformer des organisations existantes, avec leurs inerties, leurs contraintes humaines et leurs obligations réglementaires.
Contrairement aux discours anxiogènes sur la disparition des métiers, la stratégie revendiquée par Thrive et OpenAI repose sur une reconfiguration des rôles, plutôt que sur un remplacement des experts. L’IA absorbe les tâches à faible valeur cognitive, chronophages et répétitives. Les professionnels, eux, sont recentrés sur ce qui constitue le cœur de leur expertise : l’analyse, le conseil, la compréhension fine des situations complexes et la relation client. Dans le cas des cabinets comptables, ce déplacement est loin d’être anodin. Il modifie la nature même de la profession, en la faisant évoluer d’une logique d’exécution vers une logique d’accompagnement stratégique des dirigeants.
L’un des éléments clés de ce modèle réside dans l’alignement des intérêts. OpenAI n’est pas rémunérée uniquement à l’usage de sa technologie. Sa participation au capital de Thrive Holdings l’expose directement aux résultats obtenus sur le terrain. Ce choix rompt avec le modèle classique du conseil et du logiciel, souvent critiqué pour son absence de responsabilité opérationnelle. Ici, la technologie ne se contente pas de promettre des gains. Elle s’inscrit dans une trajectoire économique mesurable, inscrite dans les comptes.
Cette opération illustre également une mutation plus large du capital-risque et du private equity. Après une décennie de focalisation quasi exclusive sur les startups technologiques, les investisseurs se tournent vers des secteurs traditionnels où l’impact de l’IA est immédiat, concret et mesurable. La création de valeur ne repose plus sur une croissance exponentielle du nombre d’utilisateurs, mais sur des gains de productivité, des économies de temps et une amélioration durable des marges. Dans ce contexte, l’IA devient un levier industriel avant d’être un objet de discours.
Pour autant, ce modèle soulève des questions importantes. La gouvernance des données, d’abord, dans des secteurs où la confidentialité est un pilier de la relation de confiance. La dépendance technologique, ensuite, lorsque les processus deviennent étroitement liés à une plateforme donnée. La régulation, enfin, notamment en Europe, où les professions réglementées encadrent strictement la détention du capital et l’indépendance des praticiens. Autant de sujets qui devront être traités avec rigueur si ce modèle devait s’exporter.
Pris isolément, l’investissement d’OpenAI dans Thrive Holdings pourrait être perçu comme une opération parmi d’autres. En réalité, il constitue un signal fort. Il marque le passage d’une IA spectaculaire à une IA structurelle, d’une IA commentée à une IA intégrée, d’une IA de laboratoire à une IA inscrite dans les bilans et les processus. Lorsque l’un des acteurs majeurs de l’intelligence artificielle choisit d’investir dans des cabinets comptables plutôt que dans une nouvelle startup glamour, le message est clair. L’avenir de l’IA se joue moins dans les démonstrations, que dans la transformation silencieuse, mais profonde, des métiers essentiels de l’économie.




