Bioceanor : L’Intelligence Artificielle au service de la qualité de l’eau — entretien avec Samuel Dupont

Propos recueillis par Pascale Caron

 

Dans un monde où l’impact environnemental des activités humaines devient de plus en plus préoccupant, la surveillance de la qualité de l’eau prend une importance capitale. Samuel Dupont, cofondateur de Bioceanor, nous éclaire sur le rôle essentiel de l’intelligence artificielle (IA), dans la préservation des écosystèmes aquatiques.

Pouvez-vous nous expliquer comment est née l’idée de Bioceanor ?

Bioceanor teamJe suis docteur en biologie marine, et nous avons fondé cette entreprise avec Charlotte Dupont en 2018. Elle est également docteur en biologie, mais avec un penchant pour les mathématiques et la modélisation des processus biologiques. Nous sommes partis du constat, qu’il y avait un réel besoin d’intervenir pour la préservation des océans, en particulier en prenant en considération la qualité de l’eau.

Pendant longtemps, les océans étaient perçus comme un espace où l’on pouvait faire ce que l’on voulait, surtout au-delà des zones côtières. Cela a créé un paradoxe : sur terre, on régule les activités humaines, mais sur mer, il y a peu de réglementation une fois que l’on dépasse certaines distances. Pourtant, les océans représentent 70 % de la surface de la planète, ils nourrissent des millions de personnes, et jouent un rôle clé dans la biodiversité et la stabilité du carbone.

En 2018, nous avons décidé de fonder Bioceanor avec une idée précise en tête : utiliser la technologie pour surveiller et prédire la qualité de l’eau. Nous avions chacun nos expériences dans des instituts de recherche. Nous connaissons bien les prévisions météorologiques terrestres, mais il n’existait rien de semblable pour l’eau. Cela nous a poussés à développer un système de pronostic, destiné à plusieurs industries, mais toujours dans l’optique de préserver les océans.

aquareal result Notre plateforme s’appelle AquaREAL : elle collecte des données en temps réel, que ce soit via nos propres capteurs ou des informations issues de l’open source, par exemple des réseaux satellitaires Copernicus ou bien encore de l’Ifremer. Nous appliquons ensuite des modèles océanographiques et d’intelligence artificielle pour prédire l’évolution de plusieurs paramètres clés, comme l’oxygène dissous, la température, le pH et la turbidité. L’oxygène dissous par exemple, est crucial pour la biodiversité marine et la physiologie des animaux. Nous sommes capables de pronostiquer ces paramètres avec une précision sur 48 heures.

Nous avons deux marchés principaux aujourd’hui. Le premier est l’aquaculture, qui est au cœur de notre activité. Nous les aidons à optimiser leur production. Cela leur permet de participer à une gestion plus durable et responsable des ressources aquatiques. Par exemple, nous travaillons beaucoup avec l’industrie du saumon en Norvège et au Chili. Ce sont des industries très digitalisées, où la prise en compte de l’environnement et du bien-être animal est essentielle.

Le deuxième secteur est celui des rejets industriels, où nous collaborons avec des acteurs comme Veolia. Lorsque des stations d’épuration ou des industries rejettent de l’eau traitée dans les océans, notre système permet de surveiller en temps réel l’état de l’environnement. Nous anticipons les impacts potentiels sur la qualité de l’eau ce qui permet à ces acteurs d’ajuster leurs rejets.

 

Comment garantissez-vous la fiabilité de ces données ?

C’est un élément crucial pour notre travail. Si les données que nous recueillons ne sont pas sures, les prédictions ne le seront pas non plus. Nos capteurs, notamment en milieu marin, peuvent dériver, ce qui nécessite une vérification constante de la qualité des données. Nous avons développé des algorithmes pour détecter les anomalies. C’est une partie essentielle de notre action, car aujourd’hui tout le monde parle de Big Data, mais encore faut-il que ces données soient fiables pour que les modèles d’IA puissent fournir des résultats pertinents.

 

L’intelligence artificielle est au cœur de votre métier : utilisez-vous des solutions d’IA existantes ?

Nous avons développé nos propres algorithmes. Ce qui est innovant dans notre approche, c’est que nous combinons l’intelligence artificielle avec la biologie, ce que peu d’acteurs font. Par exemple, en aquaculture, nous devons prendre en compte la biologie des espèces que nous surveillons. Si on parle du saumon : comprendre son cycle de croissance, son besoin en oxygène, et sa physiologie est indispensable pour que nos modèles soient précis. Nous avons passé les cinq dernières années à développer ces modèles, en nous basant sur des réseaux neuronaux, et du Machine Learning. Nous ajustons continuellement nos prédictions en fonction des conditions environnementales.

 

L’IA générative est de plus en plus présente. Envisagez-vous d’y avoir recours dans votre entreprise ?

Pour l’instant, nous n’utilisons pas vraiment l’IA générative, car elle n’apporte pas forcément de valeur ajoutée à ce que nous faisons. Nous nous concentrons plutôt sur des méthodes plus classiques d’IA, qui répondent à nos besoins spécifiques. Cela dit, nous restons ouverts aux évolutions et aux nouvelles solutions technologiques, et nous n’excluons pas d’explorer l’IA générative si nous voyons une application pertinente pour notre activité. Nous sommes une équipe de 20 personnes et nous n’avons pas interdit l’utilisation par exemple de ChatGPT pour des nécessités ponctuelles : il faut simplement faire attention à ne pas divulguer d’information.

 

Qu’en est-il de la protection des données et de la sécurité ?

La sécurité des données est un point essentiel, d’autant plus que nous travaillons avec des industries comme l’aquaculture ou de grands groupes tels que Veolia. Nous anonymisons toujours les données pour éviter tout problème de confidentialité, et nous sommes très vigilants sur la manière dont nous les stockons.

 

Comment avez-vous implanté vos solutions d’IA dans des entreprises traditionnelles comme l’aquaculture ?

L’un des plus importants défis a été de faire adopter AquaREAL par des acteurs qui sont souvent réticents à utiliser des technologies automatisées. Il n’est pas facile pour eux de faire confiance à des machines pour pronostiquer la qualité de l’eau.

Pour surmonter cela, nous avons commencé par montrer les résultats concrets. Nous installons nos systèmes en mode test, et au bout d’un certain temps, nous faisons un retour aux clients sur la qualité des prédictions. Cela permet de bâtir la confiance, ce qui est essentiel dans notre domaine.

Un exemple marquant est celui d’un de nos clients en Chili, dans l’industrie du saumon. Nous avons pu prédire une chute drastique de l’oxygène 48 heures à l’avance, ce qui a permis à l’éleveur de prendre des mesures pour éviter une mortalité massive. Cela a non seulement écarté une perte économique considérable. Chaque site aquacole que nous protégeons peut représenter entre 15 et 20 millions de dollars, donc ces prévisions ont un impact direct sur la rentabilité des entreprises, mais également sur la durabilité de leurs pratiques.

 

Quel conseil donneriez-vous aux PME qui hésitent à intégrer l’intelligence artificielle dans leur processus ?

C’est de ne pas avoir peur de se lancer, mais de toujours associer l’IA à une solide expertise métier. C’est un outil puissant, mais elle doit être utilisée de manière pertinente et adaptée aux besoins spécifiques de chaque industrie. Chez Bioceanor, si nous n’avions pas nos compétences en biologie marine, nos modèles d’IA n’auraient pas la même valeur. Il faut savoir employer l’IA à bon escient et garder en tête que ce n’est qu’un outil, pas une fin en soi.