Paris, Palais de Tokyo – La conférence d’ouverture du Revolution Summit, organisée par Onepoint, a donné le ton d’une journée dense en réflexions technologiques et stratégiques. Intitulée « Data & IA : défis d’aujourd’hui, tendances de demain », cette table ronde réunissait quatre intervenants de premier plan. Pascale Montrocher (SFR), Aldrick Zappelini (Crédit Agricole), Yann Shah (Sonepar) et Florent Pouget (Onepoint). Ensemble, ils ont confronté leurs expériences et visions dans un dialogue lucide et sans langue de bois.
IA générative : une prise de conscience collective accélérée
Florent Pouget a ouvert la session en rappelant que l’année écoulée avait marqué un tournant : l’irruption de l’IA générative dans le débat stratégique des comités exécutifs. « Une entrée fracassante », selon lui, qui a obligé les entreprises à s’interroger non seulement sur les cas d’usage, mais surtout sur la qualité de leur socle data. Cette dynamique, bien que technocentrée, a permis une mise en lumière salutaire, des fondements souvent négligés, des systèmes d’information.
Pascale Montrocher : « Pas d’IA sans data »
Pour Pascale Montrocher, directrice exécutive SI chez SFR, la condition première à tout déploiement d’IA reste la qualité de la donnée. Elle alerte sur un écueil fréquent : croire que l’on pourra tirer de la valeur de l’IA en la superposant à un système d’information siloté ou hérité de multiples fusions-acquisitions.
Elle insiste également sur la nécessité de responsabiliser les métiers comme propriétaires de leurs données. À ses yeux, c’est la seule manière d’assurer une gouvernance efficace et pérenne. « L’IA ne résoudra pas les problèmes structurels d’un SI fragmenté. Sans données fiables, aucune promesse ne tiendra », résume-t-elle.
Aldrick Zappelini : des cas d’usage à la maturité industrielle
Le témoignage d’Aldrick Zappelini, Chief Data Officer du Crédit Agricole, met en évidence les étapes d’un processus d’adoption maîtrisé. Avec plusieurs mois de recul sur la mise en œuvre de projets, en IA générative, il dresse un bilan nuancé. Certains cas d’usage, une fois cadrés, s’avèrent techniquement irréalisables ou économiquement peu viables. D’autres sont écartés pour des raisons éthiques ou sécuritaires.
« L’IA générative agit comme un révélateur. Elle rend visible des lacunes systémiques en matière de gouvernance documentaire ou de qualité des référentiels », note-t-il. Il souligne aussi le besoin de réapprendre à collaborer : data scientists, IT, métiers doivent désormais concevoir les projets ensemble, dès le cadrage initial.
Le défi humain, un enjeu stratégique
Au-delà de la technique, Zappelini insiste sur le facteur humain. La montée en compétence des équipes, la répartition des responsabilités et la culture du travail en collectif sont autant de leviers cruciaux pour réussir l’intégration de l’IA à l’échelle. Il évoque aussi une forme de maturité retrouvée : « Il ne s’agit plus de céder à l’effet de mode, mais de renoncer, lorsque c’est nécessaire, à des projets mal calibrés. C’est un signe de discernement stratégique. »
Yann Shah : vers une plateformisation des produits IA
Dans une approche très concrète, Yann Shah, VP Data, Analytics & AI Engineering chez Sonepar, partage les leçons apprises d’un déploiement international. Présent dans plus de 40 pays, son groupe fait face à une hétérogénéité massive des systèmes de données. La réponse adoptée : une plateformisation rigoureuse des produits IA, intégrant dès l’amont les exigences de gouvernance, de résilience, de sécurité et d’interopérabilité.
Il pointe un chiffre frappant : 80 % des cas d’usage IA ne passent jamais en production. Ce taux grimpe à 90 % pour les projets sur mesure. La cause ? L’absence d’écosystème opérationnel. « Il faut cesser de penser en use cases isolés. Ce qui compte, c’est le cycle de vie complet du produit IA, de la conception à l’adoption », affirme-t-il.
Industrialiser sans perdre de vue l’humain
Shah plaide pour une approche holistique de l’IA, intégrant les enjeux de confiance, de lisibilité, d’assistance au diagnostic en cas d’incident, et de scalabilité. Il évoque l’émergence d’un paradigme nouveau : celui de l’agent mesh, où les intelligences autonomes devront collaborer en réseau. Dans ce contexte, sans visibilité de bout en bout, l’IA devient inopérante, voire dangereuse.
Son approche repose sur une architecture modulaire, interopérable, et conçue pour être gouvernée. Une forme de pragmatisme technologique, ancrée dans la réalité industrielle.
Agents IA : promesses et garde-fous
L’une des tendances abordées en fin de session est celle des agents intelligents autonomes. Florent Pouget et Aldrick Zappelini s’accordent sur un principe : les agents IA doivent être déployés dans un cadre de gouvernance strict. Ils peuvent automatiser certains flux, à condition que les risques d’erreurs soient acceptables.
Zappelini prend l’exemple des systèmes de paiement : un taux d’erreur de 2 %, tolérable dans un projet pilote, devient inacceptable à l’échelle. Il plaide pour une adoption maîtrisée, une évaluation rigoureuse des bénéfices, et un déploiement restreint aux zones à faible criticité.
Try fast, fail fast: vers un entonnoir stratégique
Chez SFR, Pascale Montrocher revendique une méthode inspirée du principe try fast, fail fast. Il s’agit d’expérimenter vite, d’éliminer rapidement les projets à faible valeur, pour concentrer les efforts sur ceux susceptibles d’être industrialisés. Cette logique d’entonnoir permet de canaliser les ressources vers les solutions à impact mesurable.
Mais elle rappelle aussi que la révolution ne viendra pas de la seule automatisation. Elle suppose de refondre les processus métier IA inside, ce qui implique une transformation culturelle profonde.
Une révolution processuelle, pas seulement technologique
Pour Montrocher, la vraie rupture réside dans la capacité des entreprises à redéfinir leurs processus métiers en intégrant nativement les possibilités de l’IA. Elle cite en exemple le secteur automobile, où certaines marques tentent de concevoir des pièces mécaniques à l’aide d’IA génératives. « Ce n’est pas pour demain, mais la direction est claire. »
Elle insiste aussi sur l’importance de l’inclusion des collaborateurs. Face à l’anxiété générée par l’IA, les dirigeants ont un rôle clé : rassurer, expliquer, et démontrer que l’humain restera au centre.
Systèmes d’information : la revanche de l’architecture
À plusieurs reprises, les intervenants ont souligné que l’IA remet en lumière un vieux sujet : celui de l’urbanisation du SI. « L’IA est une nouvelle pierre, mais elle repose sur les mêmes fondations que le numérique depuis 20 ans », rappelle Montrocher. Sans APIs, flux bien maîtrisés et référentiels propres, aucun projet IA ne tiendra sur la durée.
Souveraineté technologique : au-delà du discours
Le débat s’est conclu sur un sujet sensible : la souveraineté. Yann Shah rappelle que chez Sonepar, une politique stricte de gestion des risques technologiques a été mise en place. Chaque fournisseur est classifié par criticité, et des plans alternatifs sont systématiquement envisagés.
Zappelini, de son côté, préfère parler de gestion du risque et de dépendance. Il appelle à recréer une diversité de solutions technologiques, notamment en soutenant l’écosystème européen.
L’open source comme levier stratégique
Enfin, Montrocher invite à revaloriser la contribution européenne à l’open source. « Nous avons des ingénieurs brillants. Si nous nous organisions pour contribuer massivement aux communautés open source, l’Europe pourrait peser bien plus dans les équilibres technologiques mondiaux. »
Cette conférence au Revolution Summit a mis en lumière un changement de paradigme. Loin des discours abstraits ou purement prospectifs, les intervenants ont partagé des retours concrets, parfois critiques, souvent exigeants. Trois convictions se dégagent : l’IA ne peut rien sans data fiable ; son intégration doit reposer sur des architectures robustes ; et sa réussite dépend avant tout des femmes et des hommes qui la pilotent. La révolution est en marche, mais elle n’aura de sens que si elle est gouvernée avec lucidité, méthode et ambition collective.