264 milliards d’euros par an. C’est la somme que les entreprises européennes injectent dans l’économie américaine via leurs achats de logiciels et de services cloud. Une addition récurrente, invisible au premier regard, mais lourde d’impacts macroéconomiques et stratégiques. Le rapport Asterès en prend la mesure : l’Europe achète, les États-Unis captent la valeur et l’emploi. Et si une partie de cette valeur était réinternalisée, l’étude chiffre des gains tangibles pour l’Union. Le débat n’est pas nouveau. La nouveauté, ici, tient à l’effort de quantification, à partir d’entretiens de terrain et d’un modèle d’impact économique.
Une enquête économique à partir du terrain
Asterès s’est heurté à un écueil classique : les statistiques du commerce des services numériques restent lacunaires, « agrégées » et brouillées par des réalités comptables (localisations fiscales, rapatriements de profits). Pour contourner l’obstacle, le cabinet a mené des entretiens auprès de six CIO de grandes entreprises européennes. Objectif : estimer des ordres de grandeur crédibles puis les « caler » sur la taille des marchés. L’empreinte économique a ensuite été modélisée via le Modèle d’Impact d’Asterès (MIA). Démarche pragmatique : partir de la pratique des DSI, puis remonter aux effets macro.
Le périmètre est strict. On parle exclusivement d’achats de cloud-logiciel par les entreprises européennes à des acteurs américains, pour des services produits aux États-Unis. Quand ils sont produits en Europe par des filiales américaines, l’analyse bascule côté revenus d’IDE. Pas de matériel, pas d’infogérance générale, pas d’achats publics ni de ménages : le cœur du sujet, c’est l’assise économique des plateformes de cloud et des éditeurs.
L’angle mort des statistiques, et l’« effet Irlande »
Les séries OMC ou FMI peinent à isoler la sous-catégorie « cloud-logiciel ». Surtout, l’Irlande brouille les pistes : plaque tournante comptable, elle enregistre une grande part des exportations de services vers le monde entier, États-Unis compris. Résultat : les flux « bilatéraux » Europe–USA paraissent sous-estimés si l’on se fie aux seules douanes des services. D’où l’intérêt d’une triangulation : entretiens DSI, parts de marché et ordre de grandeur des dépenses.
L’étude va plus loin : elle suggère que la majorité des flux internationaux de cloud-logiciel transitent par des rapatriements de profits (IDE) plutôt que par des « exportations » au sens strict. Le différentiel entre importations directes mesurées et dépenses réellement adressées à des acteurs américains alimente cette hypothèse.
Le chiffre qui change l’échelle : 264 milliards d’euros par an
Au terme de cette reconstruction, Asterès estime à 264 milliards d’euros par an les achats de cloud-logiciel des entreprises de l’UE qui bénéficient à l’économie américaine. Dans ces dépenses, la part des acteurs américains ressort à environ 83 % du marché européen du cloud-logiciel ; et 80 % de la valeur ajoutée associée serait créée sur le sol américain. L’ordre de grandeur parle de lui-même : le montant annuel est du même ordre que la « facture énergétique » de l’UE en 2024 (360 Mds €).
L’effet n’est pas marginal : il pèse sur la balance des paiements européenne et externalise des retombées d’innovation, d’emplois qualifiés et de fiscalité. Le constat rejoint les alertes récurrentes sur la dépendance numérique : aucune entreprise européenne ne figure parmi les huit premiers acteurs du cloud mondial, rappelle l’étude.
L’empreinte américaine : 1,9 million d’emplois soutenus
Côté États-Unis, l’empreinte est nette. D’après le modèle MIA, ces achats européens soutiennent directement environ 285 Mds $ de chiffre d’affaires et 186 Mds $ de valeur ajoutée aux États-Unis. En intégrant les effets indirects et induits, on atteint 323 Mds $ de valeur ajoutée (soit 1,1 % du PIB américain) et 1,9 million d’emplois (environ 1,2 % de l’emploi total). Une base productive solide, consolidée par les dépenses européennes.
Dit autrement : chaque euro dépensé en Europe sur ces segments diffuse une part substantielle de valeur dans des chaînes américaines, avec des retombées fiscales locales (estimées à 89 Mds $ au total, directs + indirects/induits). Les dépendances numériques ne sont donc pas un concept théorique ; elles s’observent dans les comptes nationaux.
Que se passerait-il si l’Europe rapatriait une part du marché ?
Asterès explore trois scénarios de réorientation des achats aujourd’hui adressés à l’économie américaine :
- 5 % réorientés : 178 000 emplois supplémentaires en Europe.
- 10 % en 2030 : 331 000 emplois.
- 15 % en 2035 : 463 000 emplois, 37 Mds € de valeur ajoutée et 16 Mds € de recettes publiques.
Des ordres de grandeur modestes en % du PIB, mais politiquement non négligeables, car concentrés sur des emplois qualifiés et des chaînes de valeur critiques.
Ces chiffres ne disent pas qu’un « cloud souverain » peut se décréter. Ils indiquent que, si l’UE monte en part de marché, les multiplicateurs économiques existent bel et bien. À condition de tenir la distance sur l’offre technologique, la compétitivité-coût, la conformité réglementaire… et le temps long.
Le prix qui grimpe, la balance qui bascule
Autre signal faible mis en évidence : la dynamique des prix. Selon les CIO interrogés, les tarifs de cloud-logiciel augmentent d’environ 10 % par an, sur fond de verrouillage, de ventes liées et de faible substituabilité une fois l’environnement déployé. Effet mécanique : si cette tendance se prolonge, les exportations américaines de services cloud-logiciel vers l’UE gonfleraient d’environ 421 Mds € en dix ans, améliorant sensiblement la balance courante américaine. Miroir européen : un rééquilibrage partiel (15 % des achats réorientés) dégagerait 100 Mds € de gain de solde courant en dix ans pour l’UE.
Ici encore, l’étude reste prudente : elle isole l’effet-prix et suppose, toutes choses égales par ailleurs, une ouverture commerciale stable. En pratique, les tensions géopolitiques, énergétiques ou réglementaires peuvent accélérer ou freiner ces trajectoires.
Productivité : un potentiel de +1,2 pt… et un débat ouvert
L’un des apports du rapport touche à la productivité. Si le secteur numérique européen (au sens IT & other information services) atteignait la productivité relative observée aux États-Unis, l’UE enregistrerait un gain total d’environ 1,2 % de productivité. Pourquoi ? Parce qu’aux États-Unis le numérique est nettement plus productif que la moyenne de l’économie, quand en Europe sa productivité est proche de la moyenne. Aligner le profil européen sur le profil américain relèverait donc la productivité globale, même si le secteur ne pèse « que » un peu moins de 2 % de l’emploi.
Mais l’étude nuance, en écho au rapport Draghi. Le ralentissement de la productivité en Europe depuis les années 1990 ne s’explique pas uniquement par le numérique, et les comparaisons internationales comportent des biais de mesure (niveau sectoriel, PPA, séries OIT, etc.). Plusieurs travaux suggèrent par ailleurs une stagnation récente du différentiel global États-Unis/UE. Bref, l’effet-numérique est probable, mais l’estimation précise reste fragile ; elle appelle des recherches additionnelles.
Les angles morts à traiter
Quatre chantiers se dégagent, utiles aux décideurs publics comme aux comités d’investissement :
- Mieux mesurer les échanges de services de cloud-logiciel. Sans séries fiables, on débat à l’aveugle. Les flux « commerce » et « profits rapatriés » doivent être suivis de concert, avec des granularités sectorielles harmonisées (Eurostat, OMC, BEA, etc.).
- Anticiper les risques géopolitiques de dépendance. Le rapport souligne un levier potentiel : réduire la fourniture de services critiques est une arme de coercition. Le signal est clair pour les filières stratégiques (santé, énergie, transport, défense).
- Surveiller l’effet-prix sur la santé financière des entreprises utilisatrices. Des hausses à deux chiffres peuvent éroder marges, capex et trajectoires de transformation, notamment dans la finance et le numérique intensif.
- Relier productivité et compétitivité sans confondre les deux. Un gain de productivité ne se traduit pas automatiquement par un gain de compétitivité-prix si les salaires et coûts non salariaux évoluent en parallèle. L’avantage compétitif dépend d’un mix de facteurs (qualité de service, image, conformité, sécurité, empreinte environnementale).
Quel agenda d’action crédible pour l’Europe ?
L’étude Asterès ne prescrit pas de politiques publiques. Elle fournit des ordres de grandeur qui aident à hiérarchiser les leviers. Plusieurs pistes s’imposent si l’on raisonne en économie politique, filière par filière.
- Accélérer la montée en gamme du cloud européen. L’objectif n’est pas l’autarcie, mais le contrepoids. Cela suppose des investissements lourds (capex datacenters, réseaux, interconnexions), des architectures ouvertes (interopérabilité, réversibilité), et des standards de confiance (sécurité, conformité sectorielle, sobriété). Sans écosystèmes applicatifs (SaaS métiers) et chaînes de distribution solides, l’infrastructure seule ne suffit pas. Les scénarios 5–15 % de réorientation montrent que chaque point de part de marché compte, mais exige une offre crédible.
- Mettre la commande publique en situation d’alignement stratégique. Achats groupés, clauses de réversibilité technique, pénalités en cas de hausses de prix non justifiées, exigences d’interopérabilité et de portabilité des données : autant d’outils pour réduire le lock-in et créer un terrain de jeu contestable. Les CIO auditionnés pointent un prix tendanciellement haussier et une difficulté de substitution après déploiement ; la puissance acheteuse peut corriger ce biais.
- Cibler des verticales prioritaires. La bataille se gagne métier par métier. Santé, finance, industrie, énergie, mobilité : soutenir des SaaS européens qui adressent des besoins de conformité et de souveraineté spécifique (traçabilité, auditabilité, localisation, certification) est un raccourci vers le product-market fit. L’effet d’entraînement sur l’infrastructure suivra.
- Outiller la mobilité entre clouds. Généraliser les référentiels d’architecture multicloud, la portabilité des workloads et les interfaces standard de gestion (observabilité, sécurité, coûts). Tout ce qui réduit les coûts de switching rend la concurrence effective, même en présence d’acteurs dominants.
- Instituer un observatoire européen des prix et des pratiques. La transparence sur la formation des prix, la vente liée et les modèles de licence créerait un contre-pouvoir informationnel. Elle alimenterait aussi la prospective (effet-prix sur marges et capex des utilisateurs, productivité des services, exposition sectorielle).
- Relier compétences et marché. Une stratégie de talents (DevOps, SRE, FinOps, cybersécurité, MLOps) conditionne autant la compétitivité que l’investissement matériel. Sans bassin de compétences, pas de scalabilité ni de time-to-market.
Ce que l’étude nous dit… et ce qu’elle ne dit pas
La force du rapport Asterès tient à sa pédagogie : il rend visibles des flux intangibles qui pèsent sur l’économie réelle. Le chiffrage — 264 Mds € par an — donne une base de discussion. Les multiplicateurs US et les scénarios européens éclairent l’ampleur des gains potentiels. Les limites sont assumées : lacunes statistiques, dépendance aux entretiens, difficultés structurelles à isoler la catégorie « cloud-logiciel », sensibilité des hypothèses de prix. Asterès ne prétend pas trancher. Il priorise les questions à traiter : mesure, géopolitique, effet-prix, productivité-compétitivité.
Pour les décideurs, l’enjeu n’est pas binaire — « tout US » ou « tout EU ». Il est portefeuille : diversification maîtrisée, interopérabilité, chaînes de valeur locales là où c’est pertinent, et capacité de rebond si l’environnement se tend. La bonne métrique n’est pas l’autosuffisance, mais la capacité d’orientation de sa dépense numérique.
Références
Asterès (avril 2025) – La dépendance technologique aux softwares & cloud services américains : une estimation des conséquences économiques en Europe, étude pour le Cigref.
Draghi, M. (2024) – The Future of European Competitiveness (partie A).