Chercheuse associée à l’Université Côte d’Azur, elle travaille depuis près d’une décennie sur les implications sociétales et éthiques de la biodigitalisation. Cette discipline émergente explore les intersections entre l’intelligence artificielle, la tech et l’humanité, dessinant les contours d’un futur où le réel et le virtuel s’entrelacent de manière inédite. Elle se passionne sur le domaine de l’invisible, la communication non verbale, le langage du corps et tout ce qui est dissimulé au premier regard. Elle aime à découvrir l’indécelable.

 

Qu’est-ce qu’un biodigital ?

Un biodigital est une entité numérique conçue pour simuler des comportements naturels de façon extrêmement réaliste. Plus qu’un simple personnage ou un chatbot, le biodigital est une construction sophistiquée. Il intègre des algorithmes avancés d’intelligence artificielle, capables de reproduire des émotions, des expressions faciales, des gestes corporels et des interactions verbales avec une précision troublante.

« Les biodigitaux peuvent devenir indiscernables de véritables humains, » explique Dr Jauffret. « Ils parlent, sourient, expriment des émotions et ont même des imperfections comme un grain de beauté ou une ride subtile pour rendre leur apparence plus authentique. Leur conception affecte notre entendement de l’identité de l’être humain, et des relations socio-culturelles entre les individus. La biodigitalisation permet de penser la signification de l’humain à l’ère de l’IA. Ils créent un pont entre la représentation de l’humanité et des représentations miroirs des populations qui la compose. Nous vivons dans une société véritablement miroir aux alouettes, les biodigitaux nous remplaceront peut-être de l’autre côté de ce miroir… »

Ces entités se distinguent également par leur capacité à personnaliser leurs interactions. Grâce à l’IA, elles apprennent à analyser et à répondre aux comportements, préférences et attentes des utilisateurs. Par exemple, un biodigital peut s’adapter à différents contextes culturels, parler plusieurs langues ou s’exprimer dans un style de communication précis qui correspond à l’audience ciblée.

 

Un outil révolutionnaire dans le marketing et la communication

L’impact des biodigitaux dans le marketing et la communication est déjà palpable. Ils sont utilisés dans des campagnes publicitaires, représentent des territoires dans le secteur touristique ou encore interagissent directement avec des consommateurs dans des environnements en ligne.

Dr Jauffret cite des exemples concrets :

Dans le tourisme : « Un biodigital peut incarner un ambassadeur pour une région spécifique. Par exemple, un personnage numérique humanisé parlant 50 langues pourrait promouvoir une destination comme la Provence, évoquant sa culture, sa gastronomie et son histoire avec une précision émotionnelle qui dépasse les simples guides traditionnels. »

 

Dans les relations internationales

« L’Ukraine, souvent considérée comme le laboratoire numérique de l’Europe, illustre un cas unique d’innovation digitale. Victoria Shi, représentant l’État ukrainien dans ses relations internationales, incarne cette initiative ambitieuse portée au plus haut niveau de gouvernance. Grâce à une vision collective des Ukrainiens, ils ont été capables de concevoir de toute pièce une personnalité symbolique. Cette création vise à offrir une représentation optimale du pays, y compris dans les sphères politiques. L’Ukraine devient ainsi le premier État à adopter un représentant numérique, repoussant les frontières de l’innovation. »

 

Dans les marques de luxe : Les biodigitaux se transforment en égéries numériques, parfaitement calibrées pour refléter les valeurs et l’esthétique de la marque. Un exemple est BMW avec Lil Miquela. « Ils captivent les consommateurs et créent des liens émotionnels profonds tout en renforçant leur fidélité. »

Ces entités offrent également des possibilités infinies en termes de personnalisation. Un biodigital peut adapter ses messages en fonction des données collectées sur les préférences d’un utilisateur, rendant chaque interaction unique et engageante. Par exemple, une boutique en ligne pourrait proposer un assistant biodigital qui anticipe les besoins des clients, recommande des produits individualisés ou guide les usagers dans leur parcours d’achat.

« Cette capacité de personnalisation est à la fois un atout et un risque, » avertit Dr Jauffret. « Elle peut améliorer l’expérience utilisateur, mais aussi manipuler les comportements de manière invisible. »

A gauche cette biodigitale, Kenza.layli, a été elue Miss sur Instagram.

Personnalisation vs manipulation : les enjeux éthiques

Si les biodigitaux offrent des opportunités inédites, ils soulèvent également des questions éthiques complexes. L’un des principaux défis réside dans leur potentiel à influencer subtilement les choix des consommateurs sans qu’ils en soient conscients.

« Ils peuvent simuler une authenticité émotionnelle si convaincante que les utilisateurs croient interagir avec un véritable individu. Cela peut brouiller les frontières entre décision libre et influence manipulatrice, » explique-t-elle.

Les risques identifiés incluent :

  1. La perte du libre arbitre : Les recommandations ultra-ciblées basées sur des données comportementales peuvent fournir l’illusion d’un choix propre, alors qu’il est en réalité guidé par des algorithmes invisibles.
  2. La collecte massive de données : Les biodigitaux, pour personnaliser leurs échanges, doivent recueillir et analyser une quantité impressionnante de données individuelles. Cela soulève des inquiétudes sur la vie privée et l’emploi potentiellement abusif de ces informations.
  3. Le manque de transparence : « Les utilisateurs devraient être avertis qu’ils interagissent avec une entité numérique. Sinon, on risque d’entrer dans une zone où la confiance est compromise, » prévient Dr Jauffret.

 

Des applications au-delà du marketing

Outre la publicité et le marketing, les biodigitaux offrent des opportunités révolutionnaires dans d’autres secteurs :

  • Éducation : Imaginez un assistant biodigital capable de personnaliser l’enseignement pour chaque élève, en s’adaptant à son rythme, ses préférences et ses besoins spécifiques. « Cela pourrait démocratiser l’accès à une éducation de qualité, surtout dans les régions sous-équipées » propose Dr Jauffret.
  • Santé : Dans les hôpitaux, des biodigitaux pourraient accompagner les patients tout au long de leur traitement, en fournissant des explications claires, des rappels de médicaments et un soutien émotionnel constant.
  • Divertissement : Le cinéma et les jeux vidéo explorent déjà leur intégration. Dr Jauffret imagine un futur où les spectateurs pourront devenir les héros de leurs propres films, remplaçant les acteurs par leurs images numériques. « C’est fascinant, mais cela soulève aussi des interrogations sur la place de l’humain dans l’art et la créativité. »
  • Hommage aux défunts : Une entreprise italienne propose de concevoir des biodigitaux représentant des proches décédés, capables de raconter leur histoire dans des cimetières interactifs. « Cela illustre la complexité des questions éthiques. Qui détient les droits sur l’image d’un disparu ? Et jusqu’où peut-on aller sans compromettre la dignité humaine ? »

 

Une réflexion nécessaire sur l’éthique et la régulation

Pour Dr Jauffret, la régulation de ces technologies est essentielle. Elle appelle à des cadres juridiques précis pour protéger les consommateurs et garantir la transparence. Parmi ses propositions :

  • Un marquage obligatoire : Les biodigitaux devraient être clairement identifiables comme des entités numériques, afin d’éviter toute confusion avec des personnes réelles.
  • Une gestion éthique des données : Les entreprises doivent être tenues responsables de l’utilisation des données collectées par leurs biodigitaux.
  • Une éducation au numérique : La population doit être formée pour interagir de manière critique avec ces technologies.

Elle souligne également que l’innovation doit s’accompagner d’une réflexion philosophique sur la nature de l’humain. « Les biodigitaux posent une question fondamentale : qu’est-ce qui nous rend humains dans un monde où même nos relations les plus intimes peuvent être simulées ? »

 

Un retour aux sources de l’humanité ?

Paradoxalement, l’émergence des biodigitaux pourrait raviver une valorisation des imperfections humaines. Dr Jauffret observe que la quête de la perfection numérique a conduit certains à rechercher une « authenticité brute ».

« On voit déjà des biodigitaux conçus avec des défauts intentionnels — des rides, des taches de rousseur, des gestes maladroits — pour paraître plus humains. Cela pourrait redéfinir les standards de beauté dans notre société. »

Dr Jauffret conclut sur une note d’espoir : « Les biodigitaux ne sont pas une menace, mais un outil. Ils reflètent les volontés de ceux qui les créent. Entre de bonnes mains, ils peuvent améliorer nos vies. Mais cela nécessite une vigilance collective, un cadre éthique solide et une détermination de préserver ce qui fait notre singularité. »

Le défi consiste à trouver un équilibre entre innovation et valeurs humaines. Comme le dit le Dr Jauffret : « Dans ce monde en mutation, nous avons l’occasion unique de redéfinir notre relation avec la technologie : en plaçant l’homme au centre de l’équation. »

 

Références : « Les dessous de la Pub » aux éditions Ellipses dont un chapitre entier rédigé par le Dr Jauffret est consacré à la biodigitalisation : « Les biodigitaux réinventent la pub ».