Lors de la conférence organisée par le Monaco Economic Board au Yatch Club de Monaco Edmund Shing, Global Chief Investment Officer de BNP Paribas Wealth Management a déroulé pendant près d’une heure une vision structurée de l’économie mondiale et des marchés financiers à l’horizon 2026. Son message central est clair : malgré le bruit politique et les inquiétudes sur la dette, le couple croissance-marchés reste porté par un puissant soutien des politiques publiques, une inflation durablement plus élevée et une recomposition géographique des performances boursières.
Premier pilier de son optimisme : les États ne se retirent pas, au contraire.
Aux États-Unis, 2025 a été « l’année des taxes ». 2026 deviendrait celle des baisses d’impôts. En ligne de mire : les élections de mi-mandat de novembre. Pour conserver la main sur la Chambre des représentants et le Sénat, l’administration Trump aurait tout intérêt à « donner quelque chose aux électeurs » sous forme de réductions d’impôts ciblées sur les ménages.
En Europe, la dynamique est différente, mais tout aussi expansionniste. L’effort de défense décidé au sein de l’OTAN, combiné aux plans d’infrastructures — notamment en Allemagne — alimente une vague de dépenses publiques. Shing le rappelle avec humour : les trains allemands « se rapprochent dangereusement des trains britanniques en matière de retards », signe que les investissements sont devenus indispensables.
En Asie, le Japon sous l’impulsion du Premier ministre Takahashi renforce les soutiens à la consommation domestique. La Chine, malgré ses fragilités immobilières, reste dans une logique de soutien ciblé à l’activité.
Partout, le même mouvement : les grandes économies assument des budgets expansionnistes pour soutenir croissance et emploi.
Deuxième pilier : la détente progressive des politiques monétaires.
Les courbes projetées à l’écran montrent la baisse déjà engagée des taux directeurs mondiaux. La « global policy rate » glisse de 4,5 % vers 3,5 %, et devrait poursuivre sa décrue. En zone euro, les taux ont déjà été ramenés autour de 2 %, loin des 4 % atteints quelques trimestres plus tôt.
Aux États-Unis, la Fed est sur une trajectoire de baisses graduelles, sous double influence : le cycle économique et la pression politique. Donald Trump doit nommer un nouveau président de la Réserve fédérale en mai prochain ; il choisira « évidemment quelqu’un favorable à des taux plus bas », anticipe Shing. Résultat probable : un lissage de l’objectif d’inflation.
Selon lui, la Fed comme d’autres banques centrales accepteront durablement une inflation autour de 3 %, et non plus 2 %, considérant que « c’est assez proche » de la cible officielle. Ce glissement n’est pas seulement monétaire, il est budgétaire : avec des dettes publiques élevées, une inflation légèrement supérieure permet de faire croître plus vite le PIB nominal et donc les recettes fiscales, facilitant le service de la dette.
Autrement dit, un peu d’inflation devient une solution implicite au problème de la dette, à condition qu’elle reste tolérée par les marchés.
Dette publique : un risque plus politique qu’immédiat
Sur les slides consacrés aux ratios dette/PIB, la France occupe une place médiane. Oui, la dette est élevée. Non, le pays n’est pas au bord de la rupture, insiste Shing.
Ce qui l’intéresse, ce n’est pas tant le stock de dettes que son coût annuel. Il le mesure en proportion des recettes fiscales de chaque État. À cette aune, la situation apparaît contre-intuitive : la France se trouve en milieu de peloton, loin derrière le véritable maillon faible… les États-Unis.
Avec des taux plus hauts, le coût de la dette américaine dépasse déjà les dépenses de défense fédérales. Le Japon, à l’inverse, affiche un endettement colossal, mais un coût de financement très faible, grâce à des taux domestiques quasi nuls.
Le message adressé au public monégasque est nuancé : la trajectoire budgétaire française inquiète pour le long terme, mais la situation n’a rien de « critique aujourd’hui ». L’alerte principale porte plutôt sur les États-Unis, où la combinaison dette élevée, taux encore supérieurs à ceux du reste du monde et affaiblissement du dollar pourrait devenir explosive.
Un nouveau régime d’inflation : pourquoi 3 % changent la donne pour les portefeuilles
Les graphiques projetés montrent la décrue de l’inflation mondiale depuis le pic de 2022. À l’échelle planétaire, elle se stabilise autour de 3 %. En zone euro, elle revient proche de 2 % et pourrait même passer en dessous l’an prochain.
Pourtant, Edmund Shing insiste : nous ne reviendrons pas au monde pré-Covid, marqué par une inflation structurellement inférieure à 2 %. Vieillissement démographique, tensions géopolitiques, relocalisations industrielles, transition énergétique et sous-investissement dans les matières premières plaident pour un régime d’inflation durablement plus haut.
Que signifie ce « régime 3 % » pour les investisseurs ? Les tableaux qu’il commente en direct sont clairs :
- Entre 2 % et 4 % d’inflation, les actions sont historiquement l’actif le plus performant en rendement réel.
- Les obligations offrent des performances plus médiocres.
- La trésorerie est systématiquement perdante en termes de pouvoir d’achat.
Dans un monde stabilisé autour de 3 % d’inflation, le cœur du portefeuille doit donc rester investi en actions, complété par des actifs réels et par certaines poches obligataires ciblées.
Matières premières et métaux stratégiques : la face cachée de l’IA
Les photos projetées sur l’écran montrent des courbes de prix en hausse rapide. Or, argent, gaz naturel, indices de matières premières : beaucoup ont franchi de nouveaux sommets.
Pour Shing, ce n’est ni un accident ni un simple effet de cycle. Nous entrons dans « une nouvelle ère où les matières premières ne sont plus abondantes ». L’offre a peu augmenté depuis des années, faute d’investissements miniers et énergétiques. Mais la demande repart, tirée par :
- la réindustrialisation,
- la transition énergétique,
- la numérisation et l’explosion de l’IA générative, très consommatrice d’électricité et donc de gaz, de cuivre et de métaux rares.
Le cuivre occupe une place à part dans sa démonstration. Indispensable à toute infrastructure électrique, aux data centers comme aux véhicules électriques, ce métal devient un proxy indirect, mais puissant du développement de l’IA. Les mines peinent à suivre, en particulier au Chili et en Indonésie. BNP Paribas vise un prix de 13 000 dollars la tonne à 12 mois, contre 11 000 actuellement, soit près de 20 % de hausse potentielle, avec un effet de levier encore plus fort pour les sociétés minières.
L’or reste, selon lui, un pilier du portefeuille. Il rappelle que le métal jaune a progressé d’environ 60 % cette année, alors que le Bitcoin n’a offert ni protection ni stabilité. Banques centrales en quête de diversification hors dollar, particuliers asiatiques utilisant l’or comme forme d’épargne, investisseurs institutionnels : la demande structurelle reste solide. L’argent et le platine complètent ce bloc « métaux précieux ».
États-Unis : quand la bulle IA rencontre la contrainte énergétique
Beaucoup d’investisseurs présents à Monaco sont exposés aux grandes valeurs technologiques américaines. Edmund Shing répond frontalement à la question qui les préoccupe : « Sommes-nous dans une bulle IA ? »
Il ne prédit pas un krach immédiat, mais souligne deux failles majeures :
- L’incertitude sur les gagnants. Comme lors de la construction des chemins de fer au XIXe siècle, les bénéficiaires finaux pourraient être moins les opérateurs d’infrastructures (les « Magnificent Seven ») que les utilisateurs de l’IA dans la santé, la banque ou l’industrie. L’analogie avec les entreprises qui ont profité des voies ferrées plutôt qu’avec les compagnies de chemin de fer elles-mêmes est assumée.
- Le coût du capital et de l’énergie. Les géants du cloud multiplient les projets de data centers, financés par des émissions de dette massives. Dans le même temps, les prix de l’électricité et du gaz naturel bondissent aux États-Unis, portés justement par cette nouvelle demande. Dans certaines régions, les data santurs se retrouvent en concurrence directe avec les ménages et les entreprises pour l’accès au réseau électrique.
Shing anticipe que plusieurs États américains imposeront des contraintes : obligation de construire des capacités de production dédiée à côté des nouveaux data centers, limitation des raccordements directs au réseau, voire hausses tarifaires ciblées. Autant de facteurs susceptibles de réduire la rentabilité marginale des investissements IA et de freiner le rythme de la bulle.
Europe : productivité en berne, mais poches d’excellence
Les slides projetés laissent peu de doute : l’Europe a décroché en termes de croissance. Entre 2022 et 2025, le PIB américain et surtout chinois progresse plus vite que celui de la zone euro. La productivité du travail n’augmente en moyenne que de 0,4 % par an, contre 1,5 % aux États-Unis, et devient même négative après le Covid.
Autre handicap, l’effort de recherche-développement. Les courbes d’Eurostat montrent un écart croissant avec le Japon, la Corée du Sud et les États-Unis, qui consacrent une part bien plus importante de leur PIB à l’innovation.
Pourtant, Shing refuse le discours décliniste. Il pointe plusieurs atouts structurels :
- Une croissance robuste de l’emploi, notamment en France, où la courbe d’emploi suit désormais celle de la zone euro. Moins de chômage signifie plus de pouvoir d’achat et de consommation.
- Une reprise du crédit : depuis 2024, la croissance des prêts repart, ce qui alimente l’investissement. Les banques européennes en profitent pleinement, leurs cours boursiers ayant surperformé de manière spectaculaire en 2025.
- Un tissu de PME et d’entreprises familiales très dense. Dans de nombreux pays — Espagne, Italie, Portugal, Royaume-Uni — les entreprises à actionnariat familial représentent une part significative du PIB. Or, les études historiques montrent que les sociétés où le fondateur ou la famille contrôle une part importante du capital surperforment en Bourse sur le long terme. Horizon stratégique plus long, discipline financière accrue, alignement d’intérêts avec les actionnaires.
Pour l’investisseur, la conclusion est pratique : au-delà des grands indices européens, il faut regarder les petites et moyennes capitalisations, en particulier celles à fort actionnariat familial.
Asie et marchés émergents : les grands oubliés des portefeuilles européens
L’autre axe majeur de la présentation concerne la géographie des portefeuilles. En 2025, la plupart des clients européens restent sous-exposés à l’Asie et aux émergents, constate Shing. Or ce sont précisément ces régions qui concentrent :
- la croissance économique la plus dynamique,
- l’innovation dans les technologies de rupture (batteries, robotique, IA industrielle),
- et la montée en puissance de marchés domestiques de capitaux.
Le CIO met en avant le Japon et la Corée du Sud, où les réformes de gouvernance poussent les entreprises à mieux traiter leurs actionnaires et à améliorer leur rentabilité. En Amérique latine, il souligne la combinaison attractive de marchés encore bon marché, de banques centrales en phase de baisse de taux et de gouvernements devenant plus probusiness. Le Brésil et le Mexique, mais aussi le Chili et la Guyane, profitent par ailleurs d’un cycle d’investissement massif dans le pétrole et les matières premières agricoles.
Côté obligataire, les obligations en devises locales des pays émergents offrent encore des rendements proches ou supérieurs à 6 %, avec un risque jugé plus maîtrisable que celui du high yield américain. Une appréciation graduelle des devises émergentes contre un dollar en recul constituerait un bonus supplémentaire.
Six grands thèmes d’investissement pour 2026
En conclusion, Edmund Shing synthétise la feuille de route pour 2026 en quelques axes structurants :
- Rester investi en actions, tout en réduisant la concentration sur la technologie américaine. Privilégier les secteurs « old economy » (banques, défense, santé, énergie) qui ont déjà surperformé en 2025.
- S’exposer aux matières premières et aux métaux stratégiques, en particulier cuivre, aluminium, argent, platine et or, comme bénéficiaires indirects de l’IA, de la transition énergétique et des tensions géopolitiques.
- Renforcer la poche obligataire de rendement via les obligations émergentes en monnaie locale et les obligations financières européennes de bonne qualité, plutôt que par la trésorerie ou les souverains classiques.
- Explorer les thématiques énergie et stockage : entreprises de batteries, solutions de stockage industriel, infrastructures électriques nécessaires à la montée en puissance des renouvelables.
- Redécouvrir l’Europe autrement : banques et petites capitalisations familiales, où l’on conjugue reprise du crédit, discipline de gestion et horizon de long terme.
- Rééquilibrer géographiquement les portefeuilles vers l’Asie et les marchés émergents, grands gagnants potentiels d’un dollar plus faible et d’une croissance mondiale multipolaire.




