L’intelligence artificielle (IA) s’impose comme un moteur essentiel de l’innovation technologique, influençant une multitude de secteurs, de la santé à la cybersécurité en passant par les infrastructures numériques. Pourtant, alors que son développement s’accélère, des préoccupations grandissent quant à la concentration du marché et aux risques de monopolisation.
Le panel Fair Play in AI Markets: A Toolbox in Need for an Update? a réuni plusieurs experts et acteurs du domaine pour débattre de la concurrence, de la régulation et des défis que pose l’IA pour garantir un marché ouvert et équitable. Modéré par Rupprecht Podszun de l’Université de Düsseldorf, le panel comprenait des représentants du secteur privé et des institutions publiques. Notamment Blanche Savary de Beauregard (Mistral AI), Raphaël Auphan (Proton), Stéphanie Yon-Courtin (Parlement Européen), Max von Thun (Open Market Institute) et Nicolas Banasovic (Microsoft). Le débat a mis en lumière plusieurs points clés. L’importance d’une régulation efficace, la nécessité de renforcer l’application des lois existantes. Ensuite les asymétries de marché entre l’Europe et les États-Unis, ainsi que l’enjeu du développement d’une IA respectueuse de la vie privée.
L’IA et ses promesses : une technologie à fort potentiel
Le panel a débuté par une discussion sur les promesses de l’IA et les cas d’utilisation les plus inspirants pour l’avenir. Max von Thun a insisté sur l’importance d’exploiter l’IA pour résoudre des défis sociétaux majeurs comme la santé et la durabilité environnementale. Selon lui, l’IA devrait être utilisée pour améliorer la vie humaine et réduire les émissions de carbone, plutôt que pour répliquer des comportements humains ou accentuer l’addiction numérique.
De son côté, Raphaël Auphan, CEO de Proton, a exprimé son intérêt pour le développement d’une IA centrée sur la préservation de la vie privée. Il a souligné que, depuis 20 ans, des géants comme Google et Microsoft ont accumulé d’immenses quantités de données personnelles. Avec l’essor de l’IA générative, cette collecte s’intensifie, rendant impératif le développement d’une IA garantissant la confidentialité des utilisateurs.
Pour Blanche Savary de Beauregard (Mistral AI), l’IA a le potentiel d’améliorer l’égalité des chances, notamment via des applications accessibles et ouvertes. Elle a cité le partenariat de Mistral AI avec France Rallye comme un exemple d’application utile et innovante.
Enfin, Nicolas Banasovic (Microsoft) a mis en avant l’impact de l’IA dans le domaine de la santé et du transport sécurisé, soulignant l’importance des partenariats pour concrétiser ces avancées.
Un marché biaisé en faveur des géants du numérique ?
Un point central du débat a été la concentration du marché de l’IA et les barrières à l’entrée pour les nouveaux acteurs. Blanche Savary de Beauregard a présenté Mistral AI comme un exemple de startup ayant réussi à s’imposer dans un secteur dominé par des géants. Elle a aussi détaillé les nombreux défis rencontrés : levée de fonds, recrutement de talents, et nécessité de bâtir des partenariats solides, pour survivre face aux budgets colossaux des concurrents. Elle a notamment souligné que les trois plus grandes entreprises de cloud computing prévoient de dépenser entre 40 et 85 milliards d’euros cette année dans l’IA, ce qui rend la compétition extrêmement difficile pour les acteurs émergents.
Max von Thun a ajouté que la chaîne de valeur de l’IA est aujourd’hui largement dominée par quelques entreprises américaines. NVIDIA détient 90 % du marché des puces avancées nécessaires à l’IA, tandis que les données et les canaux de distribution sont concentrés dans les mains des grandes plateformes comme Google et Microsoft. Il a qualifié cette situation de monopole structurel, mettant en péril la diversité et la compétitivité du secteur.
L’Europe : une colonie numérique des États-Unis ?
Raphaël Auphan a été particulièrement critique quant à la dépendance numérique de l’Europe vis-à-vis des États-Unis. Selon lui, l’infrastructure cloud européenne est contrôlée par des entreprises américaines, ce qui empêche le continent de développer une autonomie technologique. Il a plaidé pour une politique « Europe First », s’inspirant des stratégies protectionnistes mises en place par la Chine et les États-Unis pour favoriser leurs propres entreprises.
Il a également insisté sur la nécessité de soutenir financièrement les autorités européennes pour renforcer l’application des réglementations existantes comme le Digital Markets Act (DMA). Pour lui, la Commission européenne manque de moyens pour faire face aux armées de lobbyistes et d’avocats employés par les géants de la tech afin d’éviter toute régulation contraignante.
Le Digital Markets Act : un outil suffisant ?
Le Digital Markets Act (DMA) a été au centre des discussions. Ce règlement vise à limiter les abus de position dominante des grandes plateformes numériques, mais plusieurs intervenants ont souligné qu’il restait insuffisant et qu’un meilleur renforcement était nécessaire. Stéphanie Yon-Courtin a insisté sur la nécessité d’une régulation proactive et agile. Selon elle, l’erreur passée de l’Europe a été d’attendre que le marché se consolide avant d’intervenir. Désormais, il est crucial d’agir en amont pour éviter que l’IA ne devienne un marché verrouillé par quelques entreprises. Max von Thun a soutenu l’idée d’aller au-delà du DMA, en envisageant des découpages d’entreprises (breakups) pour éviter la concentration excessive. Il a cité l’exemple de Google AdTech, où les régulateurs envisagent de forcer la vente d’une partie de l’activité publicitaire de Google pour restaurer la concurrence.
Vers une nouvelle régulation spécifique à l’IA ?
La question d’un cadre réglementaire spécifique à l’IA a divisé les participants. Pour Blanche Savary de Beauregard, ajouter de nouvelles couches réglementaires pourrait pénaliser les startups qui disposent de ressources juridiques limitées par rapport aux géants de la tech.
En revanche, Max von Thun et Raphaël Auphan ont plaidé pour un DMA étendu aux modèles d’IA. Selon eux, certains modèles d’IA open source sont devenus des plateformes incontournables, et leurs propriétaires pourraient être qualifiés de « gatekeepers », ce qui justifierait une régulation renforcée.
Recommandations et perspectives
Plusieurs recommandations ont émergé du panel :
- Renforcer l’application du DMA : Allouer plus de ressources aux autorités de concurrence pour lutter efficacement contre les abus de position dominante.
- Encourager une politique « Europe First » : Inciter les institutions européennes à favoriser les technologies locales pour réduire la dépendance aux acteurs étrangers.
- Améliorer l’accès aux financements pour les startups IA : Mettre en place des fonds d’investissement et des incitations fiscales pour soutenir l’émergence de champions européens.
- Surveiller les concentrations de marché : Renforcer le contrôle des fusions et acquisitions pour éviter une monopolisation du secteur IA.
- Favoriser l’émergence d’une IA éthique et respectueuse de la vie privée : Développer des alternatives aux modèles propriétaires des géants du numérique.
Alors que l’IA redéfinit les rapports de force économiques, l’Europe doit trouver un équilibre entre innovation, régulation et souveraineté numérique pour éviter de devenir un simple consommateur de technologies étrangères. Le défi est immense, mais il est encore temps d’agir.