Sénat, Paris — Le Forum du Groupement du Patronat Francophone (GPF) s’est poursuivi avec une troisième table ronde consacrée à un enjeu central : la finance verte et numérique dans l’espace francophone. Après les débats sur l’intelligence artificielle et l’économie circulaire, ce panel a déplacé le regard vers les instruments financiers, les technologies émergentes et la manière dont la francophonie peut structurer une approche collective.

Animée par Houssam Nasrawin, responsable Moyen-Orient – relations investisseurs, la discussion a réuni quatre intervenants venus d’horizons complémentaires :

  • Ornella Bonioma, directrice générale de Odaa Consulting et fondatrice d’une ONG en faveur des femmes et de l’environnement.
  • Svetlana Cranga, CEO de Natixar, spécialiste en blockchain et finance durable.
  • Eddy Rhimi, entrepreneur engagé à travers une initiative de crédit climatique.
  • Alexandre Lhéritier, co-fondateur et président de Koaloo.fi, une fintech dédiée à l’ESG.

Un écart colossal entre besoins et moyens

En ouverture, Houssam Nasrawin a dressé un constat sévère. Les initiatives se multiplient — obligations vertes, crédits à impact, fonds ESG — mais les montants engagés restent largement insuffisants. « Les moyens mobilisés aujourd’hui se comptent en dizaines de milliards d’euros, alors que les besoins s’élèvent à des milliers de milliards. Rien que pour l’Afrique, il faudrait 2 500 milliards d’euros dans les cinq prochaines années pour réussir la transition écologique », a-t-il rappelé, citant l’ONU.

La question centrale de ce panel était posée : comment le numérique et les outils financiers peuvent-ils combler ce déséquilibre ?

Changer la narration africaine

Première à prendre la parole, Ornella Bonioma a présenté son parcours et l’action de son cabinet Odaa Consulting, spécialisé en RSE, et de son ONG dédiée aux droits des femmes et à l’environnement. Son plaidoyer portait sur deux axes : la nécessité d’investissements massifs en Afrique et le contrôle de la narration autour du continent.

« L’Afrique est le poumon du monde. Nos tourbières absorbent des quantités énormes de carbone. Nous émettons peu, mais nous sommes en première ligne. Pourtant, on nous dit : vous ne pouvez pas vous développer comme les autres », a-t-elle dénoncé.

Son appel était clair : donner confiance aux investisseurs. « La communication, c’est la clé. Trop souvent, l’Afrique est perçue à travers le prisme de la guerre ou de la corruption. Nous devons changer cette image et montrer que nous sommes la solution à la crise climatique. »

Côté opportunités, elle a insisté sur le mix énergétique. « On ne peut pas dépendre d’une seule ressource. Le pétrole ne disparaîtra pas demain, mais il faut développer le solaire, l’hydraulique, l’éolien. Les investisseurs peuvent apporter technologies et financements. »

Régulation, innovation et blockchain

La CEO de Natixar, Svetlana Cranga, a apporté une vision technologique et pragmatique. Pour elle, trois leviers sont indispensables : la régulation, l’innovation et le numérique.

Sur la régulation, elle a appelé à la standardisation internationale. « L’Europe multiplie les normes, parfois au détriment de la compétitivité. Mais ce cadre doit être étendu à l’échelle mondiale. Sinon, les efforts resteront déséquilibrés. »

Sur l’innovation, elle a souligné les limites techniques actuelles : intermittence des énergies renouvelables, maturité des batteries, coûts du captage de CO₂. « L’innovation est un catalyseur. Elle seule permettra de passer du discours à la réalité industrielle. »

Enfin, elle a insisté sur le rôle transversal du numérique, en particulier de la blockchain. « La blockchain garantit transparence et traçabilité. On estime que 87 milliards d’euros de fonds prétendument verts ont été investis dans des entreprises qui ne l’étaient pas. La blockchain permet de rendre les données vérifiables et auditées. »

Elle a cité l’exemple des minéraux critiques certifiés ESG en RDC, où la blockchain a permis de créer une prime de marché pour les métaux responsables.

Le crédit climatique comme innovation financière

L’entrepreneur Eddy Rhimi a présenté une initiative originale : le crédit climatique, complémentaire aux crédits carbone.

Il a rappelé les limites des crédits carbone, tournés vers la compensation du passé. « Nous avons imaginé un crédit climatique qui traite le futur. Chaque token est adossé à un projet écologique. Grâce à la blockchain, chaque euro investi est traçable, irrépudiable et dédié à un projet réel. »

Son modèle repose sur une « token économie » avec une offre fixe de 200 millions de tokens. « Contrairement au crédit carbone, qui figure dans le passif des entreprises, le crédit climatique est comptabilisé comme un actif, car il s’apprécie dans le temps. »

Cette approche attire déjà des investisseurs : « En une semaine, notre token est passé de 1 à 14,5 dollars sans communication officielle. »

Malgré le scepticisme suscité par la volatilité des cryptomonnaies, Eddy Rhimi a insisté sur la rigueur

L’ESG comme facteur de compétitivité

Ancien banquier d’investissement, Alexandre Lhéritier a expliqué pourquoi il a cofondé Koaloo.fi, une fintech ESG. Son diagnostic est sévère : « Il existe un écart considérable entre les entreprises qui accèdent aux financements et celles qui en ont besoin. »

Koaloo.fi vise à financer les chaînes de valeur — les fournisseurs des grands groupes — à des conditions bien plus avantageuses. L’objectif est double : inciter les PME à partager leurs performances ESG en toute transparence et les aider à financer leur transformation.

Pour illustrer l’impact de l’ESG, il a cité l’exemple de Porsche : « En juillet 2024, un fournisseur inondé a stoppé sa production. Résultat : 10 000 voitures non produites, une perte de 5,5 milliards d’euros de capitalisation en une journée. C’est la preuve que l’ESG est une question de résilience et de profitabilité. »

Selon lui, l’IA peut renforcer cette dynamique, en améliorant la qualité et la vérification des données ESG, notamment dans les chaînes d’approvisionnement qui représentent souvent 90 % de l’empreinte carbone d’une entreprise.

Convergences et tensions : finance, numérique et souveraineté

Les échanges ont mis en évidence plusieurs convergences :

  • L’importance de la transparence (via la blockchain ou l’IA),
  • Le besoin d’investissements massifs dans l’énergie, la logistique et l’agriculture,
  • Le rôle clé de la communication et de la confiance pour attirer les investisseurs en Afrique.

Mais des tensions persistent :

  • L’équilibre entre régulation et compétitivité,
  • Le scepticisme face aux cryptomonnaies et au risque de greenwashing,
  • La difficulté à aligner les standards internationaux.

Une francophonie à la croisée des chemins

Ce troisième panel a confirmé un point crucial : la finance verte et numérique est un levier incontournable, mais elle reste freinée par un manque d’harmonisation et par le déficit de financement massif dont l’Afrique a besoin.

Les intervenants ont néanmoins montré que la francophonie dispose d’atouts uniques : ressources naturelles, talents locaux, innovations numériques et volonté de construire un modèle alternatif.

La finance verte ne sera pas seulement une question de capitaux. Elle sera aussi une bataille de récits, de standards et de gouvernance. Et sur ce terrain, la francophonie peut jouer un rôle décisif.