Lors de l’événement de la French Tech à Nice, la table ronde menée par Isabelle Auzias et Karine Wenger a placé la question des talents au cœur de la transformation entrepreneuriale. Le titre annonce la trajectoire : pour réinventer l’avenir, l’innovation technique ne suffit plus. La capacité d’une organisation à attirer, développer et faire grandir des profils variés devient un levier stratégique.
Les échanges entre Jean-Philippe Fournier (Spectronite), Alice André (Les Combattantes), Caroline Lanson de Blignière (Miyé) et Nicolas Ivaldi (EY Ventury Avocats) montrent une même ligne de force : dans un écosystème incertain, la seule ressource réellement transformative demeure l’humain.

Redéfinir le talent : du diplôme à la capacité de s’engager

Jean-Philippe Fournier ouvre la discussion avec une affirmation claire : l’innovation compte, mais l’équipe compte davantage. Spectronite aide des pays à faible couverture fibre — Nigeria, Afrique du Sud, Mexique, Brésil — à améliorer leurs réseaux 4G et 5G. Une activité technologique exigeante, mais portée par un effectif réduit et très impliqué.
Pour lui, évaluer un talent repose sur trois dimensions simples : ce qu’on a, ce qu’on sait, ce qu’on est. Le premier critère — le diplôme et la marque de l’école — apparaît comme le moins pertinent. Certains groupes en France privilégient encore la signature académique. Spectronite fait le mouvement inverse. Ici, la logique est pragmatique : le diplôme ne prédit ni la capacité à apprendre, ni la motivation réelle. Le deuxième critère — ce qu’on sait — demeure important. Un ingénieur doit posséder un socle technique. Mais Jean-Philippe Fournier refuse d’en faire un déterminant exclusif. Le troisième critère — ce qu’on est — devient décisif. L’exemple qu’il donne est révélateur : une alternante brésilienne, six ans de « trou » dans le CV, aucun lien direct avec les télécoms. Rien qui corresponde aux standards traditionnels du recrutement. Mais une motivation exceptionnelle. Une capacité à se projeter. Une énergie difficile à simuler.
Cette vision ouvre une question centrale pour les entrepreneurs : qu’est-ce qui, dans un parcours, compte vraiment ?

Jean-Philippe Fournier rappelle une évidence souvent négligée : un doctorat n’est pas seulement un signe de compétence. C’est la preuve d’une capacité à tenir trois ans dans un domaine pointu, seul, face à la complexité. Une démonstration de discipline plus qu’un badge intellectuel. Cette capacité de persévérance distingue les profils capables de contribuer à un projet d’innovation. Elle renvoie à une conception dynamique du talent : il ne s’agit pas d’un stock de connaissances, mais d’un rapport à l’effort. Dans un environnement où les cycles techniques se renouvellent sans cesse, rechercher l’adéquation parfaite entre un poste et un CV relève de l’illusion. La seule question pertinente devient : cette personne peut-elle apprendre, pivoter, encaisser l’incertitude et continuer d’avancer ?

À la question de savoir comment les talents réinventent l’avenir, Jean-Philippe Fournier apporte une réponse nuancée. L’entreprise possède une vision écrite, une direction définie. Mais le chemin reste ouvert. Dans une équipe de six personnes représentant cinq nationalités, chaque membre apporte une interprétation différente de cette vision. La trajectoire est stable. Le parcours, lui, se redessine au contact des individus. Cette idée interroge le leadership entrepreneurial : comment concilier intention stratégique et plasticité humaine ?
Spectronite mise sur la diversité culturelle comme source de solutions inattendues. Le futur n’est pas seulement un objectif ; il devient une co-construction. L’exemple de la jeune alternante brésilienne revient comme fil rouge. Elle vient du business management, aime les mathématiques, veut se former à la data. Jean-Philippe Fournier n’évalue pas seulement ses compétences actuelles mais la vitesse potentielle d’apprentissage. Dans un contexte où les technologies évoluent en permanence, cette vitesse devient un marqueur essentiel.

Cette « intelligence du parcours » — la capacité à se réinventer — devient un critère stratégique. Elle pose une question déterminante : comment identifier, lors d’un entretien, la capacité d’une personne à changer d’échelle ?

Alice André : la bataille de la présence féminine dans l’innovation

Alice André déplace le débat sur un terrain essentiel : celui de la place des femmes dans les secteurs stratégiques de l’économie. Elle commence par un chiffre saisissant : seules 4 femmes dirigent des entreprises du CAC 40.
Les freins sont multiples : maternité, confiance en soi, périménopause, archétypes managériaux, mécanismes de reproduction socioculturelle.

Elle rappelle une réalité chiffrée : 48 % des dirigeantes ne se rémunèrent pas. Et parmi celles qui se rémunèrent, le salaire moyen tourne autour de 700 euros mensuels.
Ce cercle vicieux fragilise l’entrepreneuriat féminin : dépendance économique, surcharge familiale, ralentissement du développement, fermeture anticipée.

L’arrivée de l’IA accentue ce décalage. Lors d’Adopt AI au Grand Palais, elle observe une domination très claire : « des hommes blancs de 30 à 50 ans ».

La question prend une dimension collective : que devient la société si les femmes ne participent pas pleinement à l’économie de la donnée et de l’IA ?

Alice André rappelle un phénomène souvent ignoré : pendant dix ans, les mathématiques n’étaient plus obligatoires au lycée. Or, ce manque a touché de plein fouet les filles, qui décrochent plus tôt que les garçons. Résultat : un frein massif à l’entrée dans les filières stratégiques — finance, ingénierie, numérique.

La conséquence est structurelle : une difficulté d’accès aux postes décisionnels. Ce décalage interroge directement la capacité de la France à construire une économie inclusive dans les secteurs les plus porteurs.

Caroline Lanson de Blignière : lever des fonds, combattre les archétypes

Caroline Lanson de Blignière, cofondatrice de Miyé, aborde le sujet des financements.
Elle n’a pas personnellement vécu de discrimination lors de sa levée, mais elle observe le phénomène de manière systémique : dès qu’une équipe fondatrice inclut une femme, les taux de levée chutent de plus de 50 %.

Un biais massif apparaît : la finance doute spontanément des compétences financières des femmes, même lorsqu’elles sortent d’écoles de commerce.
Les investisseurs disent rarement leur biais. Ils appliquent inconsciemment des schémas anciens, souvent masculins, parfois reproduits par… des femmes elles-mêmes, comme le montre l’exemple de la cadre d’Axa. Caroline Lanson de Blignière rappelle aussi que la diversité doit fonctionner dans les deux sens. Miyé, marque centrée sur la santé hormonale féminine, a choisi d’intégrer des hommes à des postes clés.
Cette logique interroge : comment construire une équipe qui ne reproduit pas les clivages du secteur qu’elle veut transformer ?

Nicolas Ivaldi : l’équipe, unique actif tangible d’une startup

L’intervention de Nicolas Ivaldi, spécialiste du financement des startups, clôt la table ronde par un constat sans ambiguïté.
Une startup n’a ni produit fini, ni rentabilité, ni historique. Le business plan est « par définition faux ».

Le seul actif réel, tangible, évaluable : l’équipe.

Il explique l’évolution du métier des investisseurs. Pendant longtemps, les audits étaient verticaux : juridique, finances, propriété intellectuelle. Résultat : aucun impact sur la mortalité des startups. Aujourd’hui, les investisseurs ont compris que la première cause d’échec est la mésentente entre associés. Les fonds envoient désormais des experts RH, souvent des psychologues, pour évaluer : la stabilité émotionnelle, la compatibilité avec la posture entrepreneuriale, la synergie de l’équipe. Il ne s’agit pas d’évaluer une personnalité en général, mais une aptitude à la « folie contrôlée » : assez de prise de risque pour inventer, pas assez pour se fracasser.

L’une des erreurs courantes des startups consiste à distribuer du capital trop tôt, faute de pouvoir offrir des salaires attractifs. Selon Nicolas Ivaldi, cette logique crée autant de problèmes qu’elle en résout. Les associations initiales sont rarement stables. Le capital doit récompenser les preuves, pas les intentions. Il doit valider un chemin parcouru, non un CV. La fidélité ne s’achète pas. Elle se construit sur la qualité du lien, la clarté des promesses, l’équilibre du trio fondateur.

Cette perspective interroge : comment conjuguer agilité opérationnelle et stabilité humaine ?

Réinventer l’avenir par l’intelligence collective

Cette table ronde révèle une conviction partagée : l’avenir des entreprises dépend de la qualité des talents qu’elles savent attirer et révéler. Les diplômes rassurent. Les compétences rassurent. Mais ce sont les personnalités, les trajectoires imprévisibles, les cultures différentes, les ambitions hétérogènes qui créent la richesse des organisations. Réinventer l’avenir n’est pas seulement une affaire de technologie. C’est une affaire de personnes.

La question finale demeure ouverte : quelles organisations seront capables, demain, de transformer la diversité des talents en moteur stratégique durable ?