Propos recueillis ar Pascale Caron
Vivatech 2025 — Paris
Au cœur de l’effervescence technologique de Vivatech 2025, un moment inattendu s’est produit sur le stand des Échos. Non pas une démonstration d’IA ou de robotique, mais le lancement d’un projet éditorial ambitieux, sobrement intitulé « Machiavel ». Loin d’être une simple newsletter, cette « note stratégique » hebdomadaire incarne un tournant éditorial et économique pour le média économique français. Elle s’impose comme une réponse au brouillage géopolitique mondial, au croisement des enjeux technologiques, industriels et diplomatiques.
Une réponse éditoriale à un monde en mutation
Le projet Machiavel est né d’un double constat : d’un côté, une actualité géopolitique devenue foisonnante, complexe, mouvante ; de l’autre, une attente forte du lectorat des Échos pour une lecture différenciante, internationale et fondée sur une expertise économique rigoureuse.
« L’ambition, c’est d’aller au-delà des discours dominants », affirme Bérénice Lajouanie, directrice déléguée, en ouverture. La newsletter se positionne à contre-courant des éditorialisations nationales. Elle entend offrir un prisme analytique non filtré par les grilles de lecture occidentales. C’est dans ce cadre qu’intervient Benaouda Abdeddaïm, éditorialiste chevronné, connu pour sa rigueur et sa connaissance encyclopédique des dynamiques internationales.
Un nom chargé de sens
Appeler cette initiative Machiavel, c’est assumer un regard lucide, voire désenchanté, sur les jeux de pouvoir qui gouvernent le monde. Dans la tradition machiavélienne, comprendre la realpolitik, décrypter les rapports de force, les alliances instables et les stratégies de domination devient indispensable.
Ce choix s’incarne dans une méthodologie originale : aucune source française, par principe. « Pour préserver l’originalité et éviter le prisme hexagonal », précise Benaouda Abdeddaïm. Cette radicalité méthodologique marque une volonté d’objectivation maximale de l’information. Son credo : écouter les voix du monde sans médiation européenne ou américaine.
Un format stratégique hebdomadaire
Machiavel, c’est une newsletter publiée chaque mercredi à 6 heures — bien que le premier numéro ait exceptionnellement été dévoilé à midi, en primeur à Vivatech. Elle propose trois rubriques structurantes :
- Un grand dossier (environ 20 000 signes) sur un thème géopolitique majeur.
- Une revue des signaux faibles, repérés dans les médias, think tanks, ou journaux régionaux.
- Une ouverture vers des ressources universitaires, rapports d’instituts, bibliographies internationales.
Ce format hybride — entre journalisme d’investigation, recherche appliquée et veille stratégique — vise un lectorat exigeant. À la croisée des dirigeants, décideurs politiques, chercheurs, diplomates et stratèges industriels.
Une verticalisation assumée
Pour Christophe Jakubyszyn, directeur de la rédaction des Échos, Machiavel s’inscrit dans une logique d’expansion stratégique de la marque : la création de verticales éditoriales à haute valeur ajoutée. Il s’agit de modules de contenu premium, intégrés à l’offre d’abonnement, disponibles sur mini-sites dédiés à partir de septembre.
En d’autres termes, Machiavel n’est pas un simple enrichissement éditorial : c’est un levier économique, un modèle de monétisation par spécialisation. Cette logique, déjà éprouvée par des acteurs comme le New York Times ou Politico, positionne les Échos dans une stratégie de fidélisation par l’expertise.
Premier numéro : la géopolitique des semi-conducteurs
Pour son lancement, Machiavel s’attaque à un enjeu brûlant : la nouvelle géopolitique de la tech mondiale, à travers le prisme des semi-conducteurs. Un sujet qui cristallise les tensions sino-américaines, les intérêts européens et les dépendances croisées.
TSMC : la montagne sacrée de Taïwan
Le cœur de l’analyse s’articule autour de TSMC, le géant taïwanais des puces électroniques. Pour les Taïwanais, cette entreprise est bien plus qu’un fleuron industriel : c’est un bouclier stratégique. Le terme local utilisé, « montagne sacrée », traduit cette centralité.
Benahouda décrit TSMC comme la « meilleure assurance-vie » de l’île face à la Chine. Avec un quart du PIB national et une avance technologique de plusieurs années, TSMC incarne un rempart aussi bien économique que diplomatique. Son existence protège indirectement Taïwan d’une invasion armée chinoise, tant les retombées économiques d’une attaque seraient mondiales.
Des scénarios de destruction planifiée
La newsletter révèle qu’au sein de l’administration Trump, un plan avait été élaboré pour détruire les usines TSMC en cas d’invasion. L’idée, aussi radicale qu’orwellienne : provoquer un cataclysme technologique mondial pour stopper la Chine. Cette doctrine de la « dissuasion par la ruine » illustre la violence potentielle des rapports de force contemporains.
Nvidia : entre diplomatie et domination
Autre figure clé analysée : Jensen Huang, fondateur de Nvidia, d’origine taïwanaise. Considéré à Taipei comme un enfant prodige du pays, il incarne aux yeux de Pékin une projection de la puissance américaine.
Le pouvoir d’influence de Nvidia sur l’IA mondiale est tel que Xi Jinping lui-même a ordonné d’en sortir, en lançant un programme d’autonomie stratégique. L’interdiction par l’administration Biden des exportations de certains processeurs renforce encore la polarisation autour de ce champion technologique.
ASML : le dilemme stratégique de l’Europe
Enfin, l’analyse se porte sur ASML, entreprise néerlandaise qui produit des machines lithographiques indispensables à la fabrication des semi-conducteurs. Entre dépendance chinoise (36 % de son chiffre d’affaires) et alignement américain, ASML est prise au piège d’un étau géopolitique.
L’ancien gouvernement néerlandais avait tenté de défendre une position souveraine. Mais, comme le souligne Benahouda, les pressions du Pentagone ont eu raison de cette posture. Aujourd’hui, la possibilité d’une interdiction complète des ventes à la Chine menace des dizaines de milliers d’emplois aux Pays-Bas, ainsi qu’un pan entier de la stabilité économique européenne.
Le cas des Émirats : tentation orientale et ligne rouge américaine
TSMC, encore une fois, se retrouve au centre d’un affrontement stratégique. Des tentatives d’implantation à Abu Dhabi ont été bloquées par l’administration Trump, soucieuse de réserver à l’Amérique les technologies les plus critiques. Une doctrine extraterritoriale qui s’impose aux entreprises étrangères sous peine de sanctions implicites.
Une vision géopolitique plurielle et décentrée
Au-delà du dossier inaugural, Machiavel entend proposer une lecture polyscopique du monde. En refusant la hiérarchisation implicite des événements selon des critères occidentaux, la note stratégique donne voix aux diplomates indiens, journalistes ouzbeks, chercheurs botswanais.
L’exemple donné par Benahouda — le ministre indien questionné par un média européen sur l’Ukraine, et qui répond en évoquant le Cachemire — illustre cette tension. Loin d’un relativisme diplomatique, il s’agit ici de comprendre l’altérité géopolitique, sans la filtrer, ni la juger selon les catégories occidentales.
Un modèle éditorial hybride et rigoureux
Machiavel s’inscrit dans un journalisme de connaissance plus que d’opinion. Il refuse le commentaire partisan, les simplifications binaires et les postures moralisantes. Son ambition : fournir des faits, des analyses, des perspectives, pour permettre aux lecteurs de construire leurs propres hypothèses d’interprétation.
Ce modèle rappelle celui des think tanks ou de certaines lettres d’intelligence économique : dense, exigeant, fondé sur des lectures croisées et documentées. C’est aussi une manière pour les Échos d’affirmer leur positionnement élitiste dans un marché médiatique souvent saturé par les formats courts et instantanés.
Une arme intellectuelle face au désordre du monde
En lançant Machiavel, les Échos font le pari d’une double exigence : éditoriale, par la qualité et l’originalité du contenu, et économique, par l’innovation de leur modèle d’abonnement. C’est aussi un pari sur l’intelligence de leurs lecteurs, sur leur appétence pour une géopolitique approfondie, non manichéenne, ancrée dans la complexité.
Ce projet pourrait bien s’inscrire comme une brique fondatrice d’une nouvelle ère de l’information stratégique. À l’heure où les données sont partout, mais où la compréhension structurelle des événements se raréfie, Machiavel propose un antidote : penser le monde sans illusion, mais avec précision.
Voici la toute 1re : https://externals.lesechos.fr/e-mailing/cx/lesechos-expert/geopolitique/nl_geopolitique-202505.html