La salle est pleine, l’écran annonce le thème de la journée : « Oser l’audace ». Les Rencontres d’Initiative Nice Côte d’Azur s’ouvrent avec une surprise de taille.
Avant de parler financement, mentorat ou création d’entreprise, la parole est donnée… à la littérature. Et ce choix, loin d’être un simple geste esthétique, dit beaucoup de la démarche du réseau Initiative : replacer l’humain au cœur de l’acte d’entreprendre.
Sophie Leray : ancrer la journée sous le signe de l’audace
C’est Sophie Leray, directrice d’Initiative Nice Côte d’Azur, qui ouvre la table ronde.
Elle rappelle la vocation du réseau : accompagner celles et ceux qui transforment une idée en projet concret, souvent à un moment où la confiance vacille. Elle insiste sur ce geste fondateur qui traverse toutes les trajectoires entrepreneuriales : assumer de faire entendre sa voix, d’exposer son projet au regard des autres, d’avancer malgré la peur.
Puis, elle présente les deux invités qui donneront à cette ouverture une tonalité inattendue :
- Thibault Daelman, écrivain, auteur de L’Entroubli (Le Tripode, 2025),
- Marie Serra, libraire à la tête de la librairie Massena, observatrice privilégiée des lecteurs et de leurs récits.
Cette première table ronde sera poétique. Elle parlera d’audace non pas comme un outil stratégique, mais comme une expérience intime, physique, existentielle.
Une fois l’introduction posée, Vanessa Hauret, co-présidente d’Initiative Nice Côte d’Azur, prend la relève.
Elle commence par lire à voix haute un passage de L’Entroubli. Un souvenir d’enfance. Le moment où, dans une classe silencieuse, l’adolescent Thibault est le seul à avoir fait son devoir d’écriture. La professeure l’oblige à lire. Il tremble, transpire, hésite. Puis les phrases s’échappent, portées par une langue dense, musicale. À la fin, les regards changent.
Ce texte, Vanessa Hauret choisit de le lire elle-même, avec gravité. Parce qu’il dit précisément ce qui précède tout projet d’entreprise : cette seconde où l’on se lève, où l’on parle, où l’on accepte de montrer quelque chose de très fragile.
Puis elle ouvre le débat, qu’elle conduira du début à la fin avec finesse et sensibilité. Par ses relances, elle tisse un fil narratif qui relie l’intime à l’entrepreneuriat, la littérature à l’audace économique.
L’urgence de faire : convergences entre écrire et entreprendre
Après cette lecture, la libraire Marie Serra souligne ce qu’elle ressent : une urgence intérieure. Ce moment où quelque chose s’impose, s’arrache au silence, et pousse à agir.
Elle explique que toute entreprise — littéraire ou économique — naît d’un même mouvement : celui de trouver un sens, puis de s’y engager. Elle rappelle aussi combien les modèles, les mots, les histoires des autres nous donnent la permission d’imaginer notre propre audace.
Thibault Daelman décrit alors son parcours : longues études d’arts plastiques, puis plusieurs années au RSA, à écrire dix à douze heures par jour, dans une exigence qu’il compare volontiers à celle d’un entrepreneur au travail. Sans contrat, sans garantie, sans reconnaissance, mais avec une discipline quotidienne.
Vanessa Hauret souligne le parallèle : les porteurs de projet accompagnés par Initiative vivent, eux aussi, cette période où personne n’attend encore leur idée, mais où ils doivent agir comme si elle avait déjà une place dans le monde.
Légitimité et singularité : oser quand on ne vient pas du « bon » endroit
Marie Serra pose une question décisive : peut-on oser si l’on ne se sent pas légitime ?
Elle évoque l’idée que certains naissent dans des milieux où l’on devient « fils de boucher » ou « fils d’écrivain » presque naturellement, tandis que d’autres doivent conquérir cette légitimité pas à pas.
Thibault Daelman raconte son enfance en HLM. Ses premiers souvenirs sont des mots, pas des images. Il découvre qu’un mot ne reflète pas le réel, mais ouvre un espace. Puis il rencontre une professeure de français qui, dans une classe chaotique, se contente de prononcer le mot « fleur » avant de réciter Mallarmé. Ce jour-là, il ressent un choc. La langue devient un monde parallèle.
Pourtant, son goût des mots le met en décalage. Ses frères se moquent : « Arrête de parler comme un bourge ». Au collège, on le surnomme « le poète », d’abord par dérision, puis avec un certain respect lorsqu’il persiste dans cette voie.
Vanessa Hauret relie cette expérience aux réalités entrepreneuriales. Beaucoup de créateurs soutenus par Initiative n’ont pas grandi dans des environnements où l’on valorise l’ambition entrepreneuriale. Ils doivent apprendre à se reconnaître une légitimité avant même d’être validés par un jury ou un banquier.
Les mots qui libèrent : outil d’audace et de projection
Marie Serra rappelle ensuite l’importance cruciale des mots. Les neurosciences montrent leur impact sur nos représentations, nos émotions, notre capacité à nous projeter.
Elle insiste : les synonymes parfaits n’existent pas. Chaque mot porte une nuance. Dire « essayer » n’est pas dire « entreprendre ». Dire « projet » n’est pas dire « entreprise ».
Vanessa Hauret, habituée aux présentations de projets, le confirme : la manière dont un porteur raconte son histoire a un impact direct sur la confiance accordée par un comité. Trouver les bons mots, c’est déjà franchir un seuil symbolique.
Dire une vie sans juger : la littérature comme espace de complexité
Thibault Daelman récite de tête un extrait plus long de son livre. Un terrain de foot éclairé. Des enfants qui courent. Un père alcoolique, massif, étrange, presque inquiétant. La salle est suspendue à sa voix.
Vanessa rappelle que ce passage évoque son père, Olivier, une figure complexe, ni violente ni brutale, mais prisonnière de sa faiblesse. La mère, elle aussi, oscille entre héroïsme et comportements destructeurs.
Thibault Daelman explique qu’il refuse tout jugement. La littérature, pour lui, n’est pas une tribune morale. Elle est un espace de perception. Un lieu où l’on donne à voir les paradoxes humains sans les trancher.
Vanessa Hauret souligne que cette posture résonne avec l’action d’Initiative : accompagner un créateur, c’est l’accueillir sans le réduire à une difficulté ou à un manque. C’est partir de la complexité des parcours, pas des cases administratives.
Traverser les mondes : une dynamique familière aux entrepreneurs
L’écrivain décrit ensuite son passage de la cité HLM à des établissements plus favorisés. Dans la cité, la violence est frontale, mais la solidarité réelle. Dans les milieux plus bourgeois, la violence devient subtile, sournoise, sociale.
De ces mondes, il ne choisit pas. Il se tient « entre deux », un espace fertile où naît sa voix littéraire.
Vanessa confirme que ce positionnement est fréquent chez les créateurs accompagnés par Initiative : ils naviguent entre différents univers sociaux, économiques, culturels. Ils doivent apprendre à se mouvoir entre plusieurs langages, plusieurs codes, plusieurs attentes.
Pourquoi commencer par la littérature ?
En clôturant la table ronde, Sophie Leray et Vanessa Hauret rappellent le sens de ce choix.
Ouvrir les Rencontres d’Initiative par la poésie, c’est rappeler que toute entreprise commence par une histoire personnelle. Que derrière chaque budget prévisionnel, il y a un geste intime : celui de dire « je veux faire cela », malgré la peur, malgré les doutes, malgré les héritages parfois lourds.
C’est aussi rappeler que l’audace n’est pas un trait de caractère, mais un mouvement. Une mise en voix. Une façon d’accepter sa singularité. Une manière de transformer un décalage en force.
Une question en héritage
Avant de passer aux tables rondes suivantes, Vanessa Hauret laisse flotter une question, adressée à tous les futurs entrepreneurs présents :
Quelle part de votre propre histoire êtes-vous prêt à mettre en jeu pour oser, vous aussi, votre audace ?
Une question simple. Un point de départ.
Et peut-être le véritable moteur de toutes les entreprises à venir.




