Sur la scène des « Rencontres d’Initiative », à Nice, l’audace a pris des visages très concrets.
Celui d’Anne, cofondatrice du mouvement Ose l’Audace.
Ceux de David et Joseph Berger, frères entrepreneurs derrière Classic Dreams.
Celui de Kévin Ghedini, fondateur de Graviwater.
Celui enfin de Véronique Raoul, CEO d’Inalve.
Sous le regard de la modératrice Sophie Leray (Initiative Nice Côte d’Azur), on a exploré l’audace non comme slogan, mais comme pratique quotidienne, faite de choix risqués, de comptes dans le rouge, d’appels au banquier… et de convictions tenaces.
De la connexion à soi à la scène publique
Anne se présente d’abord comme une « passionnée de connexion ». La sienne commence par la prise de parole en public, moyen de se relier à soi et aux autres. Avec Alexia, elle a créé Ose l’Audace, un mouvement qui aide chacun à « connaître, reconnaître et partager sa singularité sur scène ».
Leur point de départ est simple : pour oser prendre la parole, il faut préparer son histoire, structurer son message et être accompagné. L’audace n’est pas une disposition magique, mais un chemin guidé. Derrière le storytelling, il y a un travail exigeant sur la cohérence entre ce que l’on vit, ce que l’on ressent et ce que l’on ose exposer au regard des autres.
Question de fond : dans un pays où l’on forme surtout à l’écrit, comment redonner à l’oral la place qu’il occupe réellement dans la vie professionnelle ?
Classic Dreams: de la caserne à l’atelier de sérigraphie
Viennent ensuite Joseph et David Berger. Joseph, 24 ans, a cofondé avec son frère Classic Dreams, une marque de vêtements qui fait gagner des voitures de collection. Partant d’un constat simple — la voiture de collection suscite une forte sympathie, mais reste réservée à une élite — ils décident d’en démocratiser l’accès via un modèle mêlant textile et tirages au sort.
Le projet évolue désormais vers un atelier de sérigraphie destiné à produire leurs propres t-shirts, puis à servir « toute la Côte d’Azur, et au-delà ».
Le parcours de David ajoute une autre couche à l’audace. Ancien officier issu de Saint-Cyr, dix ans sous les drapeaux, il choisit Nice pour enfin travailler avec son frère. Joseph, lui, a commencé une formation de séminariste pour devenir prêtre. Deux trajectoires très normées, qui bifurquent vers l’entrepreneuriat textile.
Ce basculement illustre une idée forte de la soirée : aucun parcours n’est linéaire et l’audace naît souvent de l’acceptation d’un changement de vocation radical.
Graviwater : marcher dans le vide pour amener l’eau potable
Kévin Ghedini dit de lui qu’il est « passionné d’eau » et d’Afrique. Pendant ses études, il se heurte à un chiffre qu’il juge intolérable : entre 800 millions et un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. Là où nous ouvrons un robinet sans y penser, certains parcourent chaque jour des centaines de mètres pour atteindre un point d’eau, parfois contaminée.
Il fonde Graviwater, basée à Saint-Laurent-du-Var, qui conçoit des systèmes autonomes de désinfection de l’eau, sans électricité, utilisant uniquement la gravité. La société déploie ses solutions à la fois en Afrique et en France, là où des hameaux isolés restent sans raccordement ou subissent des pollutions bactériologiques.
Kévin résume l’audace par une image : marcher sur un chemin qui n’existe pas encore, « mettre le pied dans le vide en se disant qu’il va bien atterrir quelque part ». Tant que le pied touche du solide à chaque pas, le chemin se dessine derrière soi. L’audace devient alors un mouvement irréversible plus qu’un trait de caractère.
Inalve : réinventer l’alimentation mondiale avec les micro-algues
À 56 ans, après 25 ans en Bretagne puis 25 ans à Paris, Véronique Raoul décide de s’installer seule à Nice. Elle décrit son arrivée comme un sentiment de « vacances tous les jours », mais la suite est tout sauf un long fleuve tranquille.
L’adolescente à qui l’on promettait un CAP technique — « une bille », selon ses enseignants — a en réalité enchaîné une dizaine de métiers. Son moteur : la conviction que 90 % des métiers relèvent de la gestion de projet, et que l’éducation devrait ouvrir les possibles plutôt que figer les destins.
Elle reprend Inalve, start-up née à Villefranche-sur-Mer, qui exploite les micro-algues pour l’alimentation et l’aquaculture. Dans les océans, ces micro-organismes produisent 50 % de l’oxygène que nous respirons et constituent la base de la chaîne alimentaire. Inalve a mis au point une méthode permettant de produire beaucoup de micro-algues dans très peu d’eau, avec peu d’énergie. Une innovation unique au monde, capable de nourrir les larves de poissons et de crevettes et d’accompagner le développement d’une aquaculture plus soutenable.
Lorsque Véronique reprend l’entreprise, la situation est critique : pas de levée de fonds réussie, très peu de trésorerie, beaucoup d’alertes. Tout le monde lui déconseille l’opération. Elle se fixe pourtant des limites claires, apport financier, temps, niveau de risque acceptable. Elle décide que « l’enjeu en vaut la chandelle », à la fois pour l’équipe, l’innovation et l’impact potentiel sur la sécurité alimentaire mondiale.
Qu’est-ce que l’audace, au juste ?
Interrogés sur leur définition de l’audace, les intervenants convergent sur un point : l’audace est d’abord une action.
Pour Anne, c’est un « spectre » qui va du culot au courage. Nous vivons tous des micro-moments de courage ; ils deviennent audace lorsqu’on les partage en public. L’audace nécessite un miroir — un auditoire — qui renvoie notre image et nous autorise à reconnaître ce que nous avons accompli.
David résume en deux mots : « faire malgré ». Faire malgré la peur, malgré les injonctions à la prudence, malgré les avis négatifs. Sans passage à l’action, l’audace reste une intention.
Kévin insiste sur le mouvement : autour de lui, tout le monde dit « n’y va pas ». Lui y va quand même, poussé par quelque chose de plus fort que la peur. Son corps avance parfois avant que la tête ne soit prête.
Véronique ajoute la dimension de confiance : confiance en soi, en l’autre, en l’avenir. Sans naïveté, mais avec une évaluation permanente des risques, consciente ou non.
Au fil des échanges, l’audace apparaît donc comme une combinaison de confiance, insouciance et intuition, structurée par un minimum de rationnel : connaître ses limites, ses priorités, ses valeurs.
Inné ou acquis : peut-on apprendre à être audacieux ?
La question classique surgit : l’audace est-elle innée ou acquise ?
Les réponses nuancent le cliché du « tempérament audacieux ».
Oui, certains semblent avoir grandi avec. Kévin évoque ce proche qui disait de lui enfant : « il est capable de marcher sur un chemin qui n’existe pas ». Anne reconnaît une forme d’insouciance, une capacité à agir avant même d’avoir le temps d’avoir peur.
Mais tous insistent sur la part acquise :
- Les rôles modèles familiaux, comme la mère de Véronique qui refuse de la cantonner au technique.
- Les mentors, comme ceux d’Initiative ou des réseaux d’accompagnement.
- Les expériences cumulées, succès comme échecs, qui élargissent peu à peu le champ de ce que l’on s’autorise.
Une idée s’impose : l’audace se muscle. On peut apprendre à demander, à se rendre visible, à prendre la parole, à encaisser un « non » sans se définir par ce refus. Comment changer l’éducation, à l’école comme en entreprise, pour que l’on apprenne plus tôt à exercer ce muscle ?
Le rôle du « pourquoi » : quand la mission dépasse l’ego
Sur la question des ressources intérieures, Kévin revient à un principe simple : ne jamais oublier son « pourquoi ».
Pourquoi avoir créé cette entreprise ? Pourquoi s’acharner sur ce projet précis ? Dans son cas, le « pourquoi » tient dans les visages des 50 000 personnes qui, à Kigali, attendent une station de traitement d’eau. Même si, objectivement, d’autres acteurs pourraient le faire, la responsabilité qu’il ressent est personnelle, presque missionnelle.
Véronique, elle, se fixe très tôt un cap : contribuer au bonheur et à la santé des autres, plutôt que vendre indéfiniment des crèmes de beauté. Ce cap lui permet de vivre deux ans avec un compte d’entreprise oscillant entre 0 et 10 000 euros, sans perdre le sommeil.
L’audace devient alors une cohérence entre mission et action. Quand le sens est clair, les sacrifices paraissent supportables, à condition de ne pas entraîner les autres dans une prise de risque irresponsable. Véronique se donne une règle : payer en priorité les petits fournisseurs, pour ne pas menacer leur propre survie.
L’échec : micro-événements sur le chemin
Tous reconnaissent que l’audace ne « marche » pas toujours. Les refus de banquiers, les tentatives de dépôt de marque par d’autres, les menaces juridiques abusives, les projets qui capotent… Les exemples ne manquent pas.
Pour Anne, l’essentiel est de ne pas coller trop vite l’étiquette « échec » ou « réussite » sur chaque événement. Ce sont des cailloux dans la chaussure qui, une fois intégrés, changent notre façon de courir.
Kévin parle de « frottements » : ces frictions qui brûlent, mais qu’il faut accepter si l’on veut traverser l’atmosphère sans se désintégrer.
Véronique propose une discipline simple : analyser rapidement ce qui n’a pas fonctionné, intégrer l’apprentissage, puis tourner la page. Regarder trop longtemps en arrière, prévient David, conduit à la dépression ; regarder uniquement en avant peut nourrir l’anxiété. L’équilibre consiste à apprendre sans se laisser enfermer.
Question ouverte pour chaque lecteur : quels « échecs » passés contiennent, avec le recul, les germes d’une opportunité inattendue ?
Les vrais freins : argent, éducation, solitude… et auto-censure
Au-delà du financement, unanimement dénoncé comme frein majeur en France, les intervenants pointent d’autres obstacles.
- L’éducation française, encore très marquée par la logique du moule, de la culpabilité et de la peur de l’erreur.
- La solitude du dirigeant, qui amplifie les peurs et limite la prise de recul.
- La difficulté à demander de l’aide, notamment pour parler de son projet, comme le raconte David avant que son frère ne l’emmène frapper à la porte d’un collectionneur monégasque.
- L’auto-censure, peut-être le frein le plus puissant : cette petite voix qui répète « tu n’as pas le droit », « tu vas déranger », « tu vas échouer ».
Face à cela, tous décrivent la même stratégie : s’entourer, chercher du mentorat, activer les réseaux, ne pas hésiter à solliciter l’avis — et parfois les contacts — de ceux qui offrent leur aide. L’audace, soulignent-ils, ne justifie pas de jouer les héros solitaires.
Diffuser l’audace dans l’entreprise
Sur la question de la culture interne, l’expérience des frères Berger est éclairante. Leur façon de gérer les idées — surtout en matière de contenus créatifs — repose sur une règle implicite : la plupart des portes qu’on ouvre doivent pouvoir se refermer. On tente, on observe, on revient en arrière si besoin. Cette réversibilité rassure, donc favorise l’expérimentation.
Kévin, lui, rappelle régulièrement à ses équipes le « pourquoi » pour qu’elles osent sortir du cadre, même si elles ne se vivent pas comme audacieuses. Véronique insiste sur la responsabilité du dirigeant : protéger ses collaborateurs des risques excessifs tout en leur donnant un espace de créativité et de décision.
Anne, enfin, projette déjà la prochaine étape d’Ose l’Audace : amener ce travail de prise de parole et de connexion à soi dans les entreprises. L’objectif n’est plus seulement de faire monter quelques individus sur scène, mais d’ancrer durablement une culture où chacun a le droit — et les outils — pour exprimer sa singularité.
Et maintenant ?
Les projets se poursuivent.
Classic Dreams prend la main sur un atelier de sérigraphie et prépare, à terme, l’ouverture d’une salle de sport.
Graviwater aménage sa propre usine à Saint-Laurent-du-Var.
Inalve s’apprête à lancer son pilote industriel, après trois ans de bataille pour trouver un terrain.
Ose l’Audace veut entrer dans les organisations pour transformer les façons de communiquer.
Au fond, la table ronde aura montré que l’audace n’est ni un privilège réservé à quelques « tempéraments forts », ni un luxe de start-upers médiatisés. C’est un travail. Un ensemble de décisions, parfois discrètes, qui consistent à se connaître, à écouter ses intuitions, à demander de l’aide, à accepter le risque d’échouer… et à continuer.
La vraie question, en sortant de cette rencontre, pourrait être celle-ci :
Sur quelle petite action concrète, ici et maintenant, chacun de nous est prêt à exercer son propre muscle de l’audace ?




