Le 3 juillet 2025, Sixth Tone publiait un article révélateur sur l’intégration rapide de l’intelligence artificielle dans les rédactions chinoises. Des avatars numériques, répliques fidèles de journalistes humains, ont été déployés pour présenter les journaux télévisés durant les congés du Nouvel An lunaire. Ces clones IA sont devenus les visages de bulletins d’information diffusés dans tout le pays, de Shanghai à la province du Zhejiang. Au-delà de la prouesse technique, cette tendance soulève des interrogations de fond : que reste-t-il du métier de journaliste lorsqu’un clone numérique peut occuper l’antenne, sans fatigue ni erreur apparente ?

Un levier d’optimisation pour les diffuseurs

L’argument économique est imparable pour les diffuseurs. Ces agents IA ne réclament ni salaire, ni repos, ni plateau de tournage. Ils fonctionnent en continu, avec une diction parfaite, et peuvent lire des scripts générés par LLM (large language models) à tout moment. Certaines chaînes utilisent même des répliques de présentateurs connus pour maintenir une continuité apparente. À en croire les promoteurs de ces innovations, l’automatisation améliore la productivité sans nuire à la qualité.

Une réception froide dans les rédactions

Sur le terrain, la perception est tout autre. Han Rubing, jeune journaliste de 26 ans interrogée par Sixth Tone, admet avoir été troublée par la ressemblance avec un collègue remplacé temporairement par son double IA. « On pouvait à peine distinguer l’original », raconte-t-elle. Mais au-delà de la performance technique, elle souligne une différence fondamentale : l’absence de chaleur, d’improvisation, d’humanité. « Ce n’est qu’une machine froide qui lit un texte », dit-elle. Un sentiment partagé par de nombreux professionnels, qui voient dans cette évolution une réduction de leur rôle à une simple fonction de transmission.

Des avatars sans âme

La critique la plus récurrente porte sur le manque d’émotion et d’authenticité. Che Youlu, éditrice à Pékin, observe que les avatars peuvent imiter des pauses, des sourires, des intonations. Mais selon elle, « ce n’est qu’un effet de surface ». Ils ne saisissent ni la gravité d’une annonce tragique ni les subtilités d’une actualité politique. À ses yeux, le public se connecte à une personnalité, pas à une voix sans âme. C’est ce lien émotionnel qui fait toute la différence entre un être humain et son double généré.

Réformer la formation, revaloriser l’humain

Dans ce contexte, les institutions universitaires réagissent. La Communications University of China et l’Université Renmin, deux établissements réputés pour la formation de journalistes, révisent leurs programmes. Objectif : réaffirmer les compétences humaines irremplaçables. Les cours mettent désormais l’accent sur l’improvisation, la gestion du direct, la narration émotionnelle, l’interprétation. L’analyse critique, la compréhension du contexte et l’éthique sont également renforcées.

Pour Gao Guiwu, professeur à Renmin, l’IA joue un rôle ambivalent. Elle agit comme un révélateur, en mettant en lumière les tâches facilement automatisables. Mais elle offre aussi une opportunité : celle de réévaluer la véritable valeur ajoutée du journaliste. « L’IA est un miroir », affirme-t-il. « Elle nous oblige à repenser ce qui fait notre spécificité. » De son côté, Li Hongyan, de la Communications University, rappelle que l’IA peut lire un script, mais ne sait pas ce qui compte réellement dans une information. Elle ne saisit ni l’implicite, ni l’ironie, ni les enjeux sociaux.

Une nouvelle génération sous pression

Face à cette mutation, la pression augmente sur les étudiants. Le journalisme reste une filière très convoitée : plus de 10 000 candidats se présentent chaque année pour 100 places à la Communications University. Mais la compétition ne se joue plus seulement sur les compétences traditionnelles. Désormais, les jeunes journalistes doivent aussi maîtriser les outils numériques, produire des formats vidéos courts, savoir interagir avec des audiences en ligne, développer une présence sur les réseaux sociaux.

Nombre d’entre eux, comme Zhang ou Ma Zhiyao cités dans l’article de Sixth Tone, songent déjà à élargir leur profil. Ils s’orientent vers la création de contenu multimédia, la communication numérique, voire le développement d’outils IA. Certains envisagent une reconversion dans le secteur technologique. Ce glissement témoigne d’une prise de conscience : lire un prompteur ne suffit plus. Ce sont l’analyse, la créativité et l’aptitude à toucher une audience qui deviennent essentielles.

Coopérer plutôt que résister

Il ne s’agit pas simplement de résister à l’IA, mais de coexister avec elle. L’automatisation peut, certes, remplacer les tâches répétitives. Mais elle ouvre aussi un champ d’innovation : de nouveaux formats interactifs, des interviews en direct enrichies par la data, des narrations augmentées par la réalité virtuelle. Les chaînes qui investissent dans l’humain tout en intégrant les outils IA pourraient tirer leur épingle du jeu.

Une question de confiance et de transparence

Le débat s’étend aussi à la sphère éthique. Si les présentateurs IA deviennent indistinguables des humains, comment garantir la transparence auprès du public ? Faut-il imposer un label visuel signalant qu’il s’agit d’un avatar ? Quels garde-fous éviteront les manipulations, les deepfakes, les falsifications d’informations ? Le risque de confusion est réel, d’autant plus que les avatars sont capables de personnaliser leur discours selon la cible, sans conscience des implications sociales ou politiques.

Des contenus standardisés, un espace public appauvri

Ce phénomène s’inscrit dans une logique plus large, celle de l’industrialisation des contenus. Les IA permettent de produire à bas coût, en grande quantité, mais souvent sans discernement. Dans les pays où la liberté de la presse est limitée, cette automatisation peut devenir un outil de propagande : des informations contrôlées, répétées à l’identique, sans possibilité de contradiction ni d’interprétation critique.

Préserver l’âme du métier

Dans ce contexte, le rôle du journaliste devient plus précieux que jamais. Il ne s’agit plus seulement de rapporter des faits, mais de les contextualiser, de poser des questions, d’alerter sur les dérives. La dimension éthique, longtemps reléguée au second plan dans certaines écoles, redevient centrale. La formation doit intégrer une réflexion profonde sur l’impact social de l’IA, la régulation des contenus, la responsabilité de l’éditeur face aux algorithmes.

Vers une hybridation des profils

Les pistes d’évolution sont nombreuses. Des programmes hybrides émergent, combinant journalisme, science des données, psychologie sociale et technologies immersives. L’objectif est de former des professionnels capables de travailler en collaboration avec les IA, tout en gardant la main sur les décisions éditoriales. Certains instituts développent même des formations à la supervision de modèles génératifs, à la détection d’erreurs factuelles produites par les LLM, ou encore à la rédaction augmentée par l’IA.

Résister à la tentation du tout technique

En définitive, l’enjeu ne réside pas dans la performance technique des avatars, mais dans notre capacité à préserver l’essence du métier : l’exigence de vérité, l’incarnation d’un regard, la défense du débat public. L’intelligence artificielle peut automatiser, elle ne peut pas s’indigner. Elle peut lire, mais pas comprendre. Elle peut imiter, mais ne pas ressentir. C’est dans cette tension entre vitesse et sens, entre standardisation et subjectivité, que se joue l’avenir du journalisme.

 

Photo Six Tone