Entretien EntrepreneurIA de John Murat, CEO d’Adison.ai et Talented International, Dublin
Propos recueillis par Pascale Caron
John Murat est expert du recrutement, reconnu pour sa capacité à allier technologie et gestion des talents à l’international. Président de La French Tech Dublin et Conseiller du Commerce Extérieur de la France, il soutient les start-ups françaises dans leur expansion en Irlande.
Fort de près de 25 ans d’expérience, John a fondé Adison.ai, une plateforme IA innovante qui permet aux entreprises de promouvoir leur marque employeur sur les réseaux sociaux. Pour cela ils utilisent des techniques de publicité et d’analyse des données pour cibler les talents de manière efficace.
Pouvez-vous nous parler de vos activités, quel aspect unique de votre secteur vous a poussé à intégrer l’Intelligence Artificielle ?
Je suis Français, originaire de Lyon, et cela fait presque 30 ans que je suis parti en Irlande. J’ai eu la chance d’arriver à un moment clé, lorsque de nombreuses entreprises américaines commençaient à s’implanter sur place. Cela m’a donné l’idée de créer un cabinet de recrutement pour les accompagner dans leur installation et leur développement.
Au début, nous nous focalisions sur des talents francophones pour Apple, Hertz, IBM et HP, qui avaient centralisé leurs opérations européennes en Irlande. Par la suite, nous avons élargi notre champ d’action à l’international et travaillé avec des sociétés dans divers secteurs comme la pharma, l’ingénierie, l’industrie, et le retail.
Nous avons ouvert des bureaux en Suisse, en France et en Espagne, et j’ai dirigé ce cabinet pendant 20 ans.
En 2018, alors que l’intelligence artificielle prenait de l’ampleur, je me suis rendu aux États-Unis pour explorer l’écosystème de l’IA dans le recrutement et la gestion des talents.
J’ai découvert plusieurs plateformes novatrices, et bien que l’Europe ait depuis rattrapé son retard, les États-Unis étaient alors très en avance. Cela m’a donné envie de passer du côté technologique. Fin 2017, j’ai décidé de développer un logiciel permettant de publier des annonces ciblées sur les réseaux sociaux, en employant les méthodes du marketing appliquées à mon domaine.
À partir de 2019, pendant la pandémie, nous avons intensifié nos recherches en collaboration avec un institut en Irlande pour identifier des moyens d’améliorer la détection de talents via l’IA. Nous avons exploité des données comportementales et des techniques de segmentation, ce qui nous aide à déterminer des groupes d’utilisateurs spécifiques, en fonction de leurs préférences. Nous avons donc créé un système qui permet aux recruteurs de cibler des candidats avec précision en intégrant des publicités automatisées optimisées par l’intelligence artificielle.
Cette solution ajuste le contenu, le visuel, le budget, et les horaires de publication pour maximiser l’efficacité des campagnes, tout en offrant une sélection affinée des sujets. Contrairement au marketing traditionnel, qui diffuse largement pour obtenir un faible pourcentage de profils qualifiés, notre approche concentre les efforts sur les plus pertinents et ceux alignés avec les valeurs et la culture de l’entreprise.
L’Intelligence Artificielle nous permet de créer des groupes de candidats partageant les mêmes valeurs et compétences, que nous atteignons grâce à des publicités spécifiques.
À partir de 2018, j’ai fondé un autre cabinet de recrutement à Barcelone et à Lyon, afin d’utiliser exclusivement des outils d’intelligence artificielle. Ce choix s’est encore renforcé pendant la Covid, qui a accéléré l’adoption de l’IA dans le secteur des talents.
En parallèle, en tant que Président de la French Tech Dublin depuis quatre ans, j’ai œuvré à faire le lien entre les écosystèmes de la France et de l’Irlande, avec une attention particulière sur l’IA. Nous organiserons du reste un événement en décembre à Dublin, où des compagnies françaises et irlandaises viendront présenter leurs logiciels IA dédiés au recrutement.
Pour aller au-delà de la création de publicités, nous avons développé des solutions d’identification de candidats potentiels qui correspondent non seulement aux compétences requises, mais aussi aux valeurs et à la culture de l’entreprise. Nous sommes continuellement en veille pour intégrer les applications d’IA les plus avancées dans nos processus, car l’objectif est de garder une longueur d’avance dans un domaine en constante évolution.
Depuis 2018, mis à part l’arrivée de ChatGPT, peu de révolutions ont véritablement bouleversé notre secteur. ChatGPT a été un changement significatif, mais il a aussi révélé certaines limites : l’utilisation excessive par les consultants a parfois complexifié les descriptifs de postes, les rendant peu attractifs. C’est pourquoi nous insistons sur l’importance des compétences humaines pour ajuster les résultats produits par l’Intelligence Artificielle et veiller à un langage simple et pertinent.
À mes débuts, j’ai été inspiré par des exemples comme Walmart, qui formait son personnel à l’aide de casques de réalité augmentée. Cette innovation permettait de simuler l’aménagement des rayons à distance, et j’ai trouvé cette méthode fascinante, car elle ouvrait des perspectives pour réformer des pratiques archaïques.
Dans le recrutement, de nombreux cabinets hésitent encore à investir dans des technologies comme le SaaS. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes séparés avec mon ancien associé : il préférait les approches traditionnelles, alors que je voyais un potentiel énorme dans l’automatisation et l’IA. Cela m’a encouragé à m’engager davantage dans cette voie.
Quelles solutions d’IA avez-vous sélectionnées ?
Certaines sont décevantes et n’apportent pas toujours une valeur ajoutée révolutionnaire. Par exemple, des entreprises américaines agrègent les profils publics sur Google pour reconstituer des contacts candidats en combinant des informations de diverses sources comme LinkedIn, Facebook, Twitter, et autres.
Bien que prometteuse en théorie, cette méthode a montré des limites : on peut contacter une centaine de personnes, mais n’obtenir que deux retours, car ces profils sont souvent passifs, voire obsolètes.
En Europe, ce type de démarchage est moins bien accepté qu’aux États-Unis, où les contacts directs par e-mail sont plus courants.
J’ai testé plusieurs solutions, certaines ayant levé des fonds considérables jusqu’à 200 millions de dollars. Mais au final, j’ai arrêté de les utiliser, car elles ne répondaient pas à nos attentes d’efficacité et d’adéquation. J’ai donc décidé de développer mon propre logiciel afin d’offrir une expérience plus pertinente.
Les systèmes d’Intelligence Artificielle les plus récents ne donnent pas toujours des résultats probants. Par exemple, les profils agrégés à partir de Google ont des limitations : entre le moment où les personnes mettent leur profil à jour et celui où il est indexé, beaucoup d’informations deviennent obsolètes. Heureusement, il existe d’autres outils plus performants, en particulier pour améliorer nos approches commerciales.
Nous utilisons des systèmes d’email marketing sophistiqués qui nous aident à identifier les bons contacts, et à optimiser nos messages pour qu’ils soient plus percutants et moins susceptibles d’être perçus comme du spam.
Ils les analysent, recommandant des modifications pour les rendre plus clairs, plus directs, ou moins commerciaux, selon les besoins. Grâce à ce type de solutions, environ 70 % de nos nouveaux clients proviennent de campagnes générées par ces outils d’emailing.
Aujourd’hui, l’automatisation est cruciale, que ce soit pour la diffusion d’emails ou le suivi des contacts en interne. Cependant, je constate que le secteur est inondé de réponses qui améliorent certains processus, mais manquent d’innovation majeure.
Vous vous êtes donc lancés dans votre propre développement avec adison.ai ?
Adison.ai — un clin d’œil à Thomas Edison et au mot « ad » pour publicité — représente notre vision de l’avenir du recrutement. C’est une IA qui fournit aux compagnies une évaluation claire de leur marque employeur et des pistes de perfectionnement. En mettant en lumière des points clés à renforcer, elles peuvent se différencier face à la concurrence afin d’attirer les profils qualifiés qu’elles recherchent.
Adison.ai intègre diverses sources, notamment les pages carrières et les réseaux sociaux des entreprises, pour quantifier leur positionnement.
Cela permet de dresser un portrait visuel et analytique de leur capacité à appâter des talents. À partir de là, un recruteur peut soumettre une description de poste à notre chatbot, qui génèrera des annonces adaptées, prêtes à être diffusées sur des groupes de candidats prédéfinis. Ces annonces redirigent les utilisateurs vers une page de conversion marketing, qui est optimisée pour chaque domaine d’activité.
Les profils intéressés sont par la suite sélectionnés via un système automatisé (salaire, localisation, etc.), ce qui permet de les classer selon un barème de qualité et de pertinence. Cela offre à nos clients une liste qualifiée. Nous restons convaincus par contre que l’évaluation finale d’un candidat doit être menée par des personnes, et non par des outils d’IA, car elle implique des nuances que seule l’interaction humaine peut saisir.
Nous testons également en complément l’enregistrement des entretiens via l’IA, à l’aide du logiciel Noota, qui retranscrit intégralement les échanges. C’est une IA conçue à Bordeaux qui génère des résumés et des indicateurs clés des réunions. Elle est très utile pour des interviews ou des rendez-vous clients.
Notre ambition avec adison.ai est de véritablement révolutionner l’identification, l’attraction et la conversion des profils. Trop souvent, les sociétés se contentent de poster des annonces sur des plateformes comme Indeed ou LinkedIn, mais cette approche reste insuffisante. Les statistiques montrent qu’en moyenne, 250 candidatures sont nécessaires pour une embauche sur ces plateformes, ce qui souligne le manque de pertinence de cette méthode. Les compagnies doivent affiner leur attractivité en interne, car des facteurs tels que les opportunités de carrière, la culture d’entreprise, et les conditions de travail sont décisifs.
Nous avions initialement développé adison.ai en collaboration avec une société externe. En 2022, nous avons sorti une première version. J’ai recruté un CTO l’année dernière, avec pour objectif d’amener la solution vers une partie GenAi qui pourra simplifier et automatiser en créant une équipe de recrutement totalement automatisée.
La V2 commercialisable sera prête dans deux mois. Nous avons déjà de nombreux contacts d’entreprises intéressées. Notre idée est de proposer un produit finalisé à des sites pilotes, puis de poursuivre notre développement et d’envisager une levée de fonds pour accélérer la croissance.
Est-ce que vous employez l’IA générative au sein de la société ?
La plupart des membres de l’équipe, nous sommes 14, se servent de ChatGPT pour diverses tâches, mais c’est au sein de notre logiciel que l’IA prend toute son importance.
Nous avons mis en place plusieurs assistants spécialisés. Cependant, dans le cabinet, l’usage se limite à l’amélioration de descriptions de poste et de messages.
En ce qui concerne la sécurité des données, nous n’avons pas encore implémenté de vérification formelle. Mes consultants se servent de ChatGPT quand il n’y a pas de données privées ou confidentielles en jeu.
Qu’en est-il des défis techniques rencontrés avec votre CTO pour la mise en place de l’IA ?
Ils sont nombreux, en particulier le choix de l’infrastructure de hosting. Nous étions initialement sur AWS, mais nous explorons des alternatives, comme Scaleway, pour sélectionner la solution la plus adaptée. Nous nous alignons avec les standards French Tech pour rester en conformité avec les objectifs de la France.
Un autre enjeu est la combinaison de logiciels et leur interopérabilité. Il n’est pas toujours facile de trouver des outils qui fonctionnent bien ensemble. On teste actuellement des produits existants pour accélérer l’implémentation, mais la complexité d’intégration des différentes technologies nous oblige à segmenter chaque composant. Nous avons donc organisé les modules par expertise pour que chaque librairie soit bien définie, ce qui rend notre IA plus précise et améliore la pertinence des réponses.
Quels changements positifs avez-vous observés dans la dynamique de l’équipe et de vos clients ?
Les premiers résultats des messages personnalisés générés avec l’IA sont très encourageants. Nous cherchons à éviter les interactions automatisées, en favorisant une individualisation qui maintient l’engagement.
L’IA a apporté des gains de temps, mais je remarque aussi que cela peut pousser à un certain relâchement. Les plus jeunes sont parfois moins proactifs, et l’automatisation de certaines tâches peut accentuer ce manque d’initiative. Bien sûr, l’agilité et la vitesse d’exécution se sont améliorées, mais il reste nécessaire de garder un standard qualitatif, notamment dans le suivi des processus.
L’avantage est qu’avec plus de temps libéré, ils peuvent se concentrer davantage sur les entretiens avec les candidats. Cependant, le fait d’automatiser certaines étapes amène quelquefois les consultants à omettre des questions importantes. Heureusement, des outils comme Noota, que j’ai mentionné, permettent d’enregistrer les interviews et de capturer toutes les informations pour les intégrer automatiquement dans notre base de données, créant ainsi un résumé à partager avec les clients.
Quel conseil donneriez-vous aux PME hésitant à franchir le pas vers l’IA ?
Je dirais qu’il est essentiel de commencer avec une vision claire du résultat souhaité, en définissant un plan détaillé dès le début. L’erreur que font de nombreuses sociétés, moi y compris, c’est de penser que l’IA peut être introduite sans réflexion préalable : cela nécessite la mise en place d’un projet structuré.
Il faut donc identifier les besoins spécifiques et choisir des plateformes compatibles pour éviter des outils isolés. Au départ, j’avais sélectionné les meilleurs logiciels dans chaque domaine, mais sans considérer leur interopérabilité. Cette approche a généré une complexité inutile.
La difficulté réside aussi dans le rythme rapide d’évolution des technologies IA. Des solutions qui étaient à la pointe à un instant T peuvent devenir obsolètes en un an, et il est parfois nécessaire de remplacer un système chaque année. J’ai dû connecter plusieurs outils manuellement via Zapier pour automatiser certaines tâches, mais cela reste une réponse temporaire et imparfaite.