Propos recueillis par Pascale Caron

À Monaco, une jeune pousse incubée à MonacoTech et hébergée sur Monaco Cloud ambitionne de révolutionner un champ souvent négligé, mais crucial : la nutrition des patients et des personnes âgées. Skeal, co-fondée par Charles Juhel, s’est donné pour mission de mesurer avec précision ce que les individus consomment réellement, afin d’améliorer leur santé et de réduire le gaspillage alimentaire.

Charles Juhel, ancien directeur commercial dans le numérique, a découvert le sujet lors d’un projet de recherche clinique mené avec le CHU de Dijon en 2017. La problématique était claire : les patients âgés souffrent de dénutrition, souvent aggravée par le séjour hospitalier. Les relevés manuels effectués par les soignants étant incomplets et imprécis, l’idée est née d’utiliser l’intelligence artificielle pour automatiser la mesure des ingesta.

Ses deux sœurs, toutes deux médecins engagées dans la recherche sur la nutrition, ont renforcé cette conviction. Le constat s’est confirmé lors de ses échanges au Japon, pays confronté à une démographie vieillissante et à des besoins pressants en suivi nutritionnel.

La technologie développée par Skeal repose sur la vision par ordinateur et les grands modèles de langage. Concrètement, des tablettes fixées sur des supports prennent en photo les assiettes avant et après le repas. L’IA identifie les plats, mesure les portions consommées et établit un suivi individuel des apports nutritionnels.

Ce système ne nécessite aucun matériel lourd. Une simple tablette ou un smartphone suffit. L’enjeu est de s’intégrer dans le quotidien des soignants et des personnels hôteliers sans complexifier leurs tâches. « La clé, c’est de rendre la solution simple et motivante pour les équipes », insiste Charles Juhel.

Expérimentations et retours de terrain

Depuis 2024, Skeal a mené plusieurs expérimentations pilotes, notamment au CHPG de Monaco et dans des Ehpad à Nice. Ces tests ont permis de valider la robustesse du modèle et d’adapter l’outil aux contraintes réelles du terrain.

L’intégration avec les systèmes d’information hospitaliers et la valorisation nutritionnelle des menus (via les bases CIQUAL et GEMRCN) renforcent l’efficacité de la plateforme. La collaboration avec la diététicienne Aline Victor, spécialiste de la nutrition gériatrique, ajoute une expertise clinique précieuse et prépare l’arrivée d’un moteur de recommandations automatisées.

Santé, économie et durabilité

Le potentiel est immense. Le secteur du « senior living » représente un marché colossal estimé à plusieurs trillions de dollars. Or, la restauration y constitue le deuxième ou troisième poste de dépense, avec un gaspillage alimentaire moyen de 35 à 40 %. Skeal propose d’attaquer ce problème à la racine : comprendre précisément ce que mangent les résidents, identifier les recettes qui posent problème et générer des alertes en temps réel.

La dimension économique est évidente. Chaque repas mal consommé représente un coût direct pour les établissements et un risque sanitaire pour les patients. L’outil de Skeal permettrait non seulement de réduire le gaspillage, mais aussi d’améliorer la satisfaction alimentaire et le suivi médical.

Un modèle économique adapté

Skeal a choisi un modèle « pay-per-use » : les établissements achètent des « tokens » de repas analysés, avec des tarifs dégressifs en fonction des volumes. Ce système assure un retour sur investissement clair : les économies réalisées sur le gaspillage alimentaire dépassent largement le coût de la solution.

Une levée de fonds en préparation

Jusqu’ici autofinancée, la société entre en phase d’accélération. Une première levée de 250 000 € est en cours pour transformer les pilotes en déploiements commerciaux, avant une série A prévue en 2026 estimée à 3 millions €.

Les ambitions sont internationales. Des discussions sont en cours aux États-Unis et au Moyen-Orient avec des distributeurs potentiels. Skeal mise sur la rapidité d’exécution et la fiabilité de son produit pour convaincre des marchés où les opportunités sont considérables, mais la concurrence rude.

Un projet de recherche avec le CNRS

L’avenir de Skeal s’oriente aussi vers de nouveaux terrains d’expérimentation. Un partenariat avec le CNRS est en préparation pour tester la solution dans des cantines collectives. L’objectif : mesurer avec précision la consommation réelle des élèves et identifier les sources de gaspillage. Cette collaboration ouvre une perspective élargie : au-delà du milieu hospitalier et des Ehpad, l’IA de Skeal pourrait devenir un outil clé pour optimiser la restauration scolaire et collective. Elle contribuerait à la fois à la santé publique, à la sensibilisation des jeunes générations et à une gestion plus durable des ressources alimentaires.

Une vision intégrée de la nutrition

Au-delà de la technologie, Skeal s’inscrit dans une réflexion globale sur la nutrition clinique. Avec ses partenaires, l’entreprise envisage de créer un écosystème combinant données alimentaires, recommandations diététiques et innovations industrielles dans l’alimentation médicalisée.

L’objectif est clair : transformer une pratique encore artisanale en un pilotage par la donnée, au bénéfice des patients, des soignants et de la société.